Droite et extrême droite
Au sujet d’Ion Antonescu, le dictateur ultra-réactionnaire qui a gouverné la Roumanie pendant la Seconde guerre mondiale, et qui s’est allié avec l’Allemagne nazie de 1941 à sa propre destitution en 1944, Claudio Magris, dans Danubio (1986), écrit : « Pendant ces années-là, le fascisme, jusqu’à un certain point, est une force que les autres pensaient pouvoir utiliser » (nous traduisons, empl. 5771). Mais ils s’aperçurent, dresseurs malavisés, que le fascisme refuse d’être tenu en bride, qu’il est dans sa nature de subjuguer les autres, et de les emporter avec soi dans son tourbillon auto-destructeur : « son destin devient alors une aventure extrême de délire, d’infamie et de désespoir ».
Exemple à méditer. Car l’erreur d’Antonescu (dont les impardonnables fautes historiques sont loin de s’arrêter là) a été souvent commise avant lui, et sera souvent reproduite après lui. « C’est un crétin que l’on mènera », claironnait Adolphe Thiers à propos de Louis-Napoléon Bonaparte, qui, comme disait Marx, « l’étranglera », après que les amis de Thiers eurent étranglé la révolution bourgeoise de juin 1848, qui avait elle-même étranglé la révolution ouvrière de février. Hitler mettra de l’eau dans son vin, pronostiquait, le 1er février 1933 (soit deux jours après sa nomination comme chancelier de l’Allemagne), Le petit journal français : « Avant toute chose, le souci de Hitler paraît être d’apaiser, à l’intérieur et à l’extérieur, les craintes que son accession au pouvoir pouvaient susciter. […] La Bourse de Berlin a, aujourd’hui, été ferme, parce qu’elle a confiance dans Hitler assagi. »
Hélas, conservateurs et réactionnaires ! Laissez là votre crédulité coupable ! Lorsque Nicolas Sarkozy, en 2007, assèche, par son discours sécuritaire, les réservoirs électoraux du Front national, il rend possible, en 2017, l’installation durable de ce parti en deuxième, voire en première position de toutes les échéances. Lorsque, dans un contexte assez différent, Silvio Berlusconi, en 1996, s’assure, pour le prochain scrutin législatif (et finalement jusqu’en 2009), l’appoint de l’Alliance nationale (rejeton conservateur des mussoliniens du MSI), il prépare, pour 2018, l’entrée au gouvernement d’un parti ouvertement fasciste (la Ligue du Nord), après des élections où le même Berlusconi n’eut d’autre option que de se mettre à la remorque de ses nouveaux maîtres, en compagnie des Fratelli d’Italia (plus tard partisans explicites d’un sabordage du navire humanitaire Sea Watch et aujourd’hui premier parti d’Italie dans de nombreux sondages) et de la milice Casa Pound (du nom du chantre radiophonique de l’antisémitisme italien pendant la Seconde guerre mondiale).
La représentation courante, et par là même agissante, des forces politiques sous forme d’arc de cercle, admettant de simples différences de degré, s’avère, décidément, aussi simpliste que pernicieuse (sans doute faudra-t-il revoir, dans nos démocraties, la topologie des assemblées). Élire un Orbán ou un Donald Trump, ce n’est pas élire des candidats « moins à droite » que le Jobbik ou, mutatis mutandis, que le « Tea Party » de l’époque Bush junior ou que l’ « Alt-right » (Donald Trump, du reste, n’avait jamais fait mystère, contrairement peut-être à Orbán, de ses accointances) ; c’est élire des individus qui, après avoir respectabilisé — voire répandu — les thèmes du Jobbik ou de l’Alt-right, introduisent leurs instigateurs au cœur du pouvoir, avant de se voir, une fois la préservation de celui-ci assurée, dûment congédiés.