Sur (et contre) le « génie »
Si, pour expliquer les profonds bouleversements survenant à espace régulier dans les arts, dans le savoir ou dans la politique, on devait prendre au sérieux la notion de « génie » — mais ce n’est pas le cas : il faut rappeler les origines théologiques de cette notion, l’obstacle qu’elle oppose à l’éducation des aptitudes, le prétexte qu’elle fournit pour rééditer des salauds (Céline), et le contexte de sa naissance, la Révolution industrielle, où l’on avait tout intérêt à persuader aux individus qu’ils travaillaient, non pas pour obtenir une rémunération, mais par goût et comme par vocation —, si donc vraiment on devait faire cas de cette notion, alors il faudrait commencer par observer que le « génie » apparaît dans l’histoire, non pas sous forme d’individus, mais bien sous forme de paires, de couples ou de doublets, sous forme « janusséenne » si l’on peut dire ; et là où l’on voit « compétition », « émulation », parfois « rivalité » ou « haine » entre deux entités qu’on aimerait mieux pouvoir considérer séparément, s’atteste en réalité le phénomène complet, qui seul mériterait l’attention : Bernin–Borromini, Raphaël-Michel-Ange, Rembrandt-Rubens, Leibniz-Newton, Racine-Corneille, César-Pompée, Tolstoï-Dostoïevski, etc.
Voilà pourquoi l’alternative habituelle (« Êtes-vous plutôt Beatles ou Rolling Stones ? », comme on demande : « Gibson ou Fender ? », « Bordeaux ou Bourgogne ? ») est, tout à la fois, clairvoyante et inexacte : clairvoyante, parce qu’elle devine, à sa manière, le phénomène réel ; mais inexacte, parce qu’elle convertit en dilemme ce qui, en fait, est relation de dépendance réciproque entre deux parties qu’on ne saurait appeler « distinctes » que par abstraction. Quand la nature veut faire la vision en relief, elle crée deux yeux, qui certes se contredisent en quelque façon — ainsi que nous l’explique Simondon corrigeant la dialectique en « disparation » —, mais qui, s’ils ne se « contredisaient » pas, ne produiraient aucun relief. L’histoire de la peinture vénitienne au XVIe siècle ne raconte pas l’affrontement entre les « disciples de Mantegna » et les « sectateurs de Giovanni Bellini », mais bien les suites d’un indécomposable événement Mantegna-Bellini, conjugué à d’autres événements similaires survenus depuis, tels que l’événement (triple cette fois) Tintoret-Titien-Véronèse, lui-même relié en amont à l’événement Giorgione — si étrangement isolé quant à lui.