Y a-t-il (encore) une différence, en France, entre la gauche et la droite ?

À cette question, un homme ou une femme de gauche, pourvu qu’on taise la présidence exercée par François Hollande de 2012 à 2017, répondra par l’affirmative, en raison des antagonismes irréductibles qui traversent la plupart des sociétés contemporaines, et, ce qui revient au même, de l’avantage de fait qu’il ou elle concède à la droite en déniant un tel clivage. Il y a donc une différence, etc. CQFD.

La perversion du clivage entre la droite et la gauche réside certes dans un certain type de comportements sectaires (encore faudrait-il s’entendre sur le sens du mot « sectarisme »). Je vote pour les bleus, parce que j’ai toujours voté pour les bleus, tel.le vote pour les rouges, parce qu’il ou elle a toujours voté pour les rouges. Chacun.e choisit ses jetons, et que le meilleur gagne.

L’alternance est une très belle chose en démocratie, elle est même, partout où elle a lieu, l’un des critères principaux de la démocratie. Mais elle lasse fréquemment, désespère parfois, et, en temps de crise, laisse un espace aux mensonges de l’extrême droite — qui a toujours prétendu incarner, des « non-conformistes » des années 1930 aux groupuscules skin-heads des années 1990, une « troisième voie ».

Après tout, demandent certain.e.s avec quelque apparence de fondement, pourquoi ne pas investir un gouvernement œcuménique, composé de personnalités venant de la gauche et de la droite (voire, problème différent mais corrélé, venant de la « société civile »), lesquelles, dans un esprit d’ « union sacrée », feraient face aux problèmes, chacune selon ses compétences propres — comme si l’ « union sacrée » de 1914 n’avait pas été le tombeau du pacifisme, et de l’internationalisme socialiste. Relisez Les Thibault, lisez Les cloches de Bâle. Ces revendications de bon sens, outre qu’elles oublient un peu vite qu’une politique gouvernementale forme un tout (naïveté à vouloir mener de front une politique économique « de droite » et une politique sociale « de gauche »), participent elles aussi du mirage d’une « troisième voie » située cette fois au centre, et, par leur inattention aux clivages profonds déchirant nos sociétés, laissent accaparer les postes de décision par des technicien.ne.s, c’est-à-dire par des personnes pouvant certes se prévaloir de leur compétence, mais considérant tous les problèmes comme résolubles moyennant un savoir approprié.

Attitude qui, d’abord, ne revient rien de moins qu’à escamoter le politique en tant que tel, puisqu’elle prive de toute latitude le choix collectif, la décision commune (dût-elle être erronée). Attitude qui, ensuite, invite à différer les choix fondamentaux (de peur d’exaspérer les tensions inhérentes à toute majorité composite : ainsi, il a suffi à l’opposition gaulliste de relancer la bataille de l’enseignement confessionnel en 1951, pour faire voler en éclats la coalition au pouvoir). Attitude qui, enfin, laisse la parole aux partisans d’une « troisième voie », laquelle, le chemin centriste et technique étant désormais obturé (et la preuve d’une « collusion » entre opposants étant réputée administrée), ne peut plus être, croit-on alors, que la proposition démagogique de l’extrême droite.

Une première différence entre la gauche et la droite, différence pour ainsi dire performative, réside ainsi dans la réponse même à la question de savoir ce qu’est la gauche et ce qu’est la droite.

On peut ensuite pointer, plus classiquement, des différences quant aux valeurs prisées de part et d’autre. Certes, les valeurs évoluent ; mais, loin d’impliquer une disparition progressive de leurs différences réciproques, ce fait encourage une prise en compte d’autant plus rigoureuse, qu’elle sera historique. La droite prise ainsi « la liberté », entendant par là la liberté d’entreprise, tandis que la gauche promeut — différence sémantique considérable — « les libertés » (liberté d’expression, liberté de se syndiquer, liberté de disposer de son propre corps, liberté de se marier entre personnes de même sexe, liberté de recourir à la fécondation in vitro pour les personnes lesbiennes, etc.). Et plus radicalement, l’incompréhension ne demeure-t-elle pas immense entre ceux qui entonnent du Higelin ou du Joan Baez à la guitare sur les reliefs d’un dîner commun, et ceux qui se piquent d’ « être des gens de qualité » ? Comme observait un des personnages de L’espoir au sujet de l’Espagne de 1936 (empl. 3523), « Le besoin de la fraternité contre la passion de la hiérarchie, c’est une opposition très sérieuse, dans ce pays… et peut-être dans quelques autres… »

Dans les valeurs que nous défendons, s’expriment souvent les affects qui nous animent. On vilipende souvent, en partie à bon droit, celles et ceux qui suivent sans discernement la « mode » : leur attitude est faite de conformisme, de frivolité, et d’un aveuglement envers la manipulation productiviste et consumériste dont ils font l’objet. Mais qu’on s’avise, inversement, de pénétrer les affects de celles et ceux qui condamnent systématiquement « les modes » (celles et ceux qui, parmi les intellectuels, se veulent « intempestifs ») : n’y trouve-t-on pas de la frilosité, du conservatisme, de l’individualisme, et une bonne part d’agressivité, masqués sous les dehors de l’ironie et du mépris ? « C’est maintenant à la mode » : formule cinglante, stigmatisante, censée discréditer sans appel, et qui, à l’instar de la critique du « politiquement correct », vaut en réalité clin d’œil, signe de ralliement, pour toutes celles et ceux qui abhorrent l’écriture inclusive, l’égalité entre femmes et hommes, ou la promotion de la diversité culturelle.

Il arrive qu’on vote à gauche, et qu’on vive à droite. Ce qui ne prouve rien d’autre, si ce n’est qu’ « être de gauche » n’est pas seulement choisir, pour les glisser dans l’urne, des bulletins portant une certaine couleur.

Peut-il y avoir, à droite, des « philosophes engagé.e.s » ? Alain Finkielkraut, Pascal Bruckner, Michel Onfray, s’ils méritent, à l’instar de Barrès et Maurras, d’un Jacques Laurent ou d’Alain de Benoist, le titre d’ « intellectuels de droite » (quoique le  substantif « intellectuel », dans la mesure du moins où on le rapporte à l’adjectif « intelligent », puisse être contesté à certains d’entre eux), sont-ils, à proprement parler, des penseurs « engagés » ? La réponse est résolument négative, pour des raisons qui tiennent à la nature même des concepts, à la teneur de concept des concepts, mobilisés de part et d’autre. On touche ici au cœur du problème, et une fois ce point examiné, on comprendra, croyons-nous, pourquoi « droite » et « gauche » demeurent, en France et dans d’autres sociétés occidentales, des catégories politologiques pertinentes.

Certains concepts politiques, certains mots d’ordre, n’acceptent en effet d’être prononcés qu’à être mis en œuvre. On pourrait les appeler « concepts praxiques ». Ces concepts composent l’outillage conceptuel propre à la gauche (et à l’écologie), et il ne saurait en être autrement. « Solidarité », par exemple, n’est pas un mot qu’une personne, sous peine de discrédit, puisse prononcer, si sa conduite quotidienne ne se conforme pas aux exigences qu’il porte. La même observation vaut de « justice ». Voire, de « révolution » : la révolution, on ne peut pas en parler sans la faire ; ou alors, ce dont on parle, ce n’est pas la révolution. Il en irait de même, encore, de « violence », si la violence n’était pas aussi, et même surtout, l’apanage de certaines fractions de la droite. Toujours est-il que le discours de légitimation de la violence, qu’ont tenu parfois plusieurs parties de la gauche, est impossible (c’est-à-dire, ici : privé de sens, presque contradictoire), s’il n’est pas tenu par des personnes qui, elles-mêmes, sont prêtes à la violence. Et voilà pourquoi de la violence, il ne faut même parler qu’avec une infinie circonspection.

Il en va très différement à droite. « Avant de redistribuer la richesse, il faut la produire » : on peut entièrement adopter cette vue, sans se faire soi-même entrepreneur ; on la présente alors comme une « remarque de bon sens ». Ou encore, celui ou celle pour qui « la sécurité est la première des libertés », n’appartient pas nécessairement à la police, encore moins à une milice d’auto-défense. Il exprime une vision abstraite, vaguement hobbésienne, de la société, fondée sur la crainte de la mort violente.

La distinction entre concepts « praxiques » et « non praxiques » est patente dans la différence d’attitude entre les intellectuel.le.s représentant les courants communiste, libertaire ou socialiste (lesquel.le.s se rendent dans des manifestations, signent des pétitions, adhèrent à des partis, des syndicats ou des associations, mettent parfois leur propre position sociale dans la balance), et les intellectuel.le.s se réclamant des traditions de pensée de la droite (lesquel.le.s, en revanche, privilégient, pour faire connaître leurs idées, le canal des livres, des articles, des conférences et des interviews, ce qui, à l’ordinaire, ne compromet guère plus qu’un bulletin de vote). Cette diversité de postures est très apparente, mais elle n’en est pas pour autant superficielle : elles ont leurs racines en profondeur, et elles survivent aux reconfigurations partisanes.