Les deux ambitieux
Il y a en vérité deux façons d’être ambitieux, qui dénotent des qualités d’intelligence et de caractère très dissemblables.
La première est celle de l’alpiniste (c’est celle des Barbentane, des Rastignac, la plus souvent décrite), la seconde est celle du bâtisseur. Ils ont parfois été magnifiés, dans l’épopée et dans l’histoire militaire, sous les rôles des « conquérants » et des « fondateurs ». Les premiers brillent à conquérir des places déjà existantes, les seconds y échouent ou s’y refusent (par haine des compromissions). En contrepartie, les seconds excellent à la création institutionnelle, ce dont les premiers n’ont ni le goût, ni, probablement, le talent. Ceux-ci, par une vigilance native au milieu qui les entoure, discernent avec justesse les relations de force qui le traversent ; ceux-là admirent une telle faculté dont ils se savent dépourvus, et honnissent à raison la brutalité d’organisations humaines construites selon la hiérarchie et le pouvoir. Des premiers, sont requis l’endurance (car longue est la course aux honneurs), la patience (combien ne leur faut-il pas, pour arriver, endurer de corvées sociales et de simagrées), l’esprit (utile tant pour séduire que pour parer des coups), et un goût, d’ailleurs plein d’élévation, pour les relations apaisées (goût dont on fait le génie diplomatique).
Mais que répondre aux satiristes de tous les temps, qui ne se font pas faute de qualifier l’endurance de « servilité », la patience d’ « abjection » (combien peu se respecte celui qui « avale autant de couleuvres »), le bel esprit d’ « hypocrisie », le tact de « pusillanimité » ?
Le bâtisseur, qui est parfois de ces satiristes, s’illustre au contraire par son impatience, sa belle intransigeance, sa mauvaise humeur envers les hiérarchies établies. Impatience où l’on n’aurait pas toujours tort d’apercevoir de la rancune. Mais c’est à elle, et non au conformisme intellectuel du premier, qu’on est redevable des institutions nouvelles, des formations collectives nouvelles, des regroupements humains ou professionnels nouveaux, quand ils surgissent. Car, tandis que le conquérant a besoin d’une pente solide pour soutenir ses pas — comme l’alpiniste d’une montagne à gravir —, le fondateur n’a rien d’un conservateur : il vit de l’effondrement des structures préexistantes, au besoin il le précipite. Surtout, aux antipodes de l’individualisme consubstantiel du conquérant, le bâtisseur ne travaille qu’en réseaux, de façon collective. C’est par là également qu’il devient fâcheux : là en effet où l’autre s’efforce de lier, grâce à son « entregent », des relations qu’il utilise, celui-ci cherche à se créer des disciples qu’il subjugue, ou des clients qu’il épuise (des obligés à qui il a un jour rendu service, des « jeunes à faire monter » et qui lui doivent tout, quand il ne pratique pas le pur et simple népotisme). Et comme chaque innovation institutionnelle ou artistique commence par être marginale, le bâtisseur est proprement fatal à ses affidés, qu’il conduit parfois, triomphant, vers de nouvelles contrées, mais qu’il emporte souvent, avec lui, dans des naufrages obscurs.