Critique et pensée

On n’a pas pensé une idée tant qu’on ne l’a pas critiquée. Et cela, non pas seulement au sens, kantien, d’ « examiner », mais bien au sens, contemporain, de « contester », de « dénigrer », de « contredire ». Regardons comment procèdent, pour la plupart, celles et ceux qu’on reconnaît comme « philosophes » : ils se sont toujours employé.e.s à remettre en cause leurs propres principes, et à intégrer, voire à provoquer, les objections de leurs contemporains. Descartes et Husserl, qui recherchaient une vérité première, sont des exemples paradigmatiques, mais Wittgenstein, Merleau-Ponty ou Foucault, qui pratiquaient de tout autres styles de philosophie, ne sont pas en reste. Bien des revirements inscrits dans leurs parcours étaient en réalité commandés par leur compréhension de la démarche philosophique.

Ceux qui émettent des énoncés sans y adjoindre leurs réfutations possibles — et ils ont là leurs raisons —, ce sont les orateurs.trices politiques. Ainsi, pour s’assurer les suffrages de toutes celles et ceux qu’animent l’esprit d’entreprise et le goût de l’innovation, un.e politique dira qu’il « croit » au travail, au mérite et à l’effort. Il dit y « croire », parce qu’une croyance n’est pas censée — sauf à avoir lu Kierkegaard de près — porter en elle-même sa propre impossibilité. Et de fait, celui qui « croit » au travail, au mérite et à l’effort, place le contradicteur éventuel dans la position, fort inconfortable, de devoir louer l’oisiveté, le népotisme et la paresse, ce qui ne saurait, sans dérision, constituer un programme politique. Et pourtant, la promotion du travail, du mérite et de l’effort ne se joue pas au-dessus de toute contestation, puisque l’effort n’est jamais le même selon les personnes qui le fournissent, que les mérites doivent toujours être pesés les uns par rapport aux autres, et que le travail des un.e.s gagnerait sans conteste à être partagé avec les autres — sans compter même que l’éloge du travail alimente la démesure productiviste dont la planète est épuisée.

Mais on n’a pas davantage pensé une idée, aussi longtemps que l’on s’est contenté de la critiquer. Les philosophes ont accoutumé, ainsi qu’il est peut-être inévitable (car comment penser pour de bon à la place de l’adversaire, surtout s’il a disparu depuis deux millénaires ?), de ne s’en prendre aux théories adverses que sous des formes controuvées (celle d’un « repoussoir » ou d’un « épouvantail »), ou, pour employer un euphémisme, « stylisées ». Pourtant, observait Popper à juste titre, « Il n’y a aucun sens à discuter ou à critiquer une théorie si nous n’essayons pas de lui donner en permanence sa forme la plus forte, et de n’argumenter contre elle que sous cette forme-là » (La connaissance objective, Flammarion, p. 398).

Surtout, parmi les spécificités de la philosophie, il en est une qui, peut-être, la rend unique entre les pratiques de connaissance : ses assertions sont partiellement invulnérables à la réfutation — ce qui lui vaut la réputation peu enviable de charrier, depuis des millénaires, des lubies aussi indéfendables que l’inexistence de la volonté du mal ou l’inaccessibilité du sage à la douleur. Pour le dire de façon plus exacte encore, on ne peut rien démontrer en philosophie via negativa (de manière négative). (Pas plus, mais ce serait l’objet d’une autre considération, qu’on ne peut rencontrer, en philosophie, le vrai dans l’ancien.) Qui a raison, concernant la causalité, de Hume (pour qui c’est seulement par « habitude » que nous voyons tel effet succéder à telle cause) ou de Kant (selon qui tel effet s’ensuit nécessairement de telle cause, sans quoi la perception du monde ne nous serait même plus possible) ? Y a-t-il autre chose, après plus de deux siècles de discussions, que des « positions humiennes » et des « positions kantiennes » en la matière ? C’est qu’en philosophie, la fausseté d’une proposition n’est pas la preuve de la proposition inverse (« contradictoire »), parce qu’il n’y a pas — ou très rarement, et loin des centres stratégiques — de propositions « inverses » (« contradictoires » des précédentes).

De sorte qu’il ne saurait y avoir de « réfutations par l’absurde » en philosophie. Point n’est besoin, pour arriver à cette conclusion, de contester, avec Brouwer, le principe du tiers-exclu ; ni de distinguer, comme Hegel, entre deux types de contradiction, celle, finie, qui est indice d’erreur, et celle, infinie, qui est gage de vérité. Il suffit de se pencher concrètement sur le propos tenu par la philosophie, et de constater que tous les mouvements et les pas qui s’y trouvent effectués consistent en transpositions de problèmes, reformulation de questions, réformes de vocabulaire, traduction de concepts, assimilation de découvertes scientifiques, littéraires et artistiques, analyse de notions, synthèses et re-définitions de la synthèse, intuitions et récusations de l’intuition, construction de modèles, efforts de systématisation et refus des systèmes, analogies, expériences de pensée, passages à la limite, réflexions sur l’écriture, réflexions sur la réflexion et passages à la puissance seconde de toute nature — la liste demeure ouverte.

On en vient dès lors à soupçonner, avec Spinoza, qu’une idée vraie, en philosophie du moins, est le critère d’elle-même, autrement dit : si elle est vraiment vraie, elle n’a même pas besoin d’être démontrée pour apparaître comme telle. Mais surtout — telle est la partie la plus profonde, et donc la plus retirée, du propos de Spinoza —, elle est le critère du faux : pour réfuter une théorie, en philosophie, rien ne sert de l’attaquer ; la seule voie possible est la via positiva, au long de laquelle on fait valoir une théorie nouvelle, théorie qui, son tour venu et de ses forces propres, supplante les précédentes.