« Monisme » et « dualisme »
Une philosophie est-elle moniste ou dualiste ? Cette question, si oiseuse qu’elle puisse paraître, divise souvent les interprètes, si grande est l’incidence, pour conquérir les places académiques, des positionnements politiques, et même, encore de nos jours, théologiques. Mais si l’on veut à toute force lui trouver un contenu, il est moins à chercher dans les thèses explicitement défendues par leurs auteur.e.s, que dans certaines dispositions affectives particulières dont ils auraient fait montre par leur réaction à ce qu’on leur donnait pour vrai. C’est un peu comme il y a les personnes qui aiment à réunir ensemble tous leurs ami.e.s, au risque de se voir rejetées à la périphérie, et celles (parfois les mêmes, échaudées) qui s’appliquent à « cloisonner » leurs amitiés diverses, à les tenir séparées — l’analogie ne s’arrêtant probablement pas là.
Certain.e.s penseur.e.s s’impatienteront invariablement des dualités qu’on leur produira, et les jugeront excessivement tranchées. Une foule de déclarations vont dans ce sens chez Spinoza : « Par vertu et puissance j’entends la même chose » (contre les moralisateurs qui pensent que le méchant aurait en son pouvoir de ne pas faire le mal) ; ou : « La volonté et l’entendement sont une seule et même chose » (contre les métaphysiciens moralisateurs, qui croient qu’une mauvaise action peut être accomplie en connaissance de cause) ; ou encore : « La connexion ordonnée des idées est la même que la connexion ordonnée des choses » (contre les théoriciens de la connaissance moralisateurs, qui imaginent que la volonté doit apporter son assentiment aux représentations, comme si les idées complètes des choses ne contenaient pas l’attestation de leur identité avec les choses).
Kant, à l’inverse, a constamment à cœur de mettre en garde contre les assimilations erronées : les perceptions ne sont pas de simples concepts confus, car s’il est parfois possible de rendre une perception plus claire en la pensant (l’interprète aguerri et le musicien débutant perçoivent-ils la même symphonie de Haydn ?), en revanche le rendre confus, ne transformera jamais un concept en perception.
Mais un philosophe est-il moniste de tendance, il n’en sait pas moins tracer des lignes de brisure dans le réel : bien que sa « substance » soit à la fois « pensée » et « étendue », Spinoza n’a jamais considéré le souvenir comme un morceau de cerveau (ces « parties molles » qui occupent notre crâne), pas plus que Kant, inversement, ne renoncera à apprendre la langue parlée ensemble par la sensibilité et l’entendement (une langue dont la grammaire, si différente soit-elle selon les éditions de la Critique de la raison pure, demeure celle de l’imagination), ni qu’il ne renoncera à mettre au jour les aspirations communes au savoir et à l’agir, à la nature et à l’histoire.