Théorie de l’interlocuteur imaginaire
On écrit toujours pour quelqu’un, ou, plus exactement, à quelqu’un. C’est souvent sur le mode négatif de l’inhibition que l’on découvre cette vérité. Que va penser tel.le professeur.e, si nous citons Tolkien dans une dissertation, ou si nous utilisons le terme « éidétique » à mauvais escient ? Tel.le ou tel.le collègue estimé.e se formalisera-t-il, si nous avouons publiquement, en toute bonne foi, un sentiment contraire au sien ? Ainsi s’installent, se développent et se perfectionnent des dispositifs intérieurs d’auto-censure, qui empêchent parfois les meilleur.e.s (souvent les meilleur.e.s, car ils entrevoient la perfection) de livrer les travaux de premier ordre dont ils sont prégnants.
L’issue consiste-t-elle à « faire le vide », à « déboulonner toutes les idoles », à imposer silence à ces voix intérieures qui trop souvent étouffent notre pensée ? Cet expédient est certes indispensable pour desserrer plusieurs entraves, mais il est d’une application interminable, et le trop de confiance qu’on peut être tenté de lui accorder procède lui-même d’une illusion. Car ce que, par leurs intitulés mêmes, nous avouent (ou ironiquement nous déguisent) les pamphlets, éloges et autres apologies, vaut en réalité de tout écrit : il est impossible de n’écrire pour personne, ou d’écrire pour tout le monde, ou d’écrire pour l’absolu, pour « Dieu », pour la nature. Cela n’est pas.
Il faut donc en prendre son parti : puisque l’expression de la pensée a toujours des destinataires, et que les destinataires subis nous sont immanquablement odieux, alors reste à les choisir avec soin. Le ressort de cette discipline d’écriture — qui, au demeurant, n’a pas la présomption d’être nouvelle —, on pourrait l’appeler « théorie de l’interlocuteur imaginaire », si cette expression n’évoquait tout de suite quelque fantaisie, ou quelque apparition mystérieuse. Mais les désignations plus exactes, qu’on les emprunte à la phénoménologie (« interlocuteur intentionnel ») ou à la théorie littéraire (« adresse fictive »), courraient le risque, par leur technicité, d’une trop grande obscurité, ce qui rend plus commode, du moins dans un premier temps, la première dénomination.
Pour l’efficacité de la méthode ici retracée, il convient d’assigner, à chaque unité textuelle (dont l’étendue ressortit au choix de l’auteur.e), un seul et unique interlocuteur. Sans quoi la cohérence même du texte serait mise à mal, effet dont il est tout à fait possible de tirer un profit dans le cadre d’une expérimentation théorique (ayant toutes chances d’être féconde), mais qui altérerait en profondeur le type de productions ordinairement visées par les philosophes, les historien.ne.s, les sociologues, les critiques littéraires, etc. On pourrait même suggérer l’hypothèse suivant laquelle le principe d’unification le plus sûr pour tout texte quel qu’il soit — littéraire notamment —, est, non pas l’objet, non pas le style, non pas le référent intertextuel éventuellement adopté, mais la personne à qui s’adresse mentalement son auteur.e. Encore une expérience que l’on pourrait tenter, mais aussi, une investigation à mener sur les textes du passé.
Rien n’est plus inhibant, au contraire, ni plus ruineux pour l’unité d’une argumentation, que la pratique — pourtant préférable à une évaluation unique et ponctuelle — de la « soutenance de thèse », telle qu’elle a cours en France depuis un siècle et demi environ. L’étudiant.e en effet, au cours des quelques années de la préparation de son doctorat, a à composer un texte dont chaque phrase, idéalement, est vouée à être lue et examinée par quatre ou cinq professeur.e.s différent.e.s, tenant.e.s d’options théoriques et interprétatives inévitablement diverses, ce qui rend l’écriture indécise et angoissée à chaque étape de son avancée. Dans des cas plus défavorables encore, où la composition du jury est incertaine jusqu’au dernier moment et où le candidat.e est réduit.e à spéculer sur l’identité de ses lecteur.e.s, la tâche de tri des notes s’avère presque impossible, et les conflits d’adresse se multiplient à chaque chapitre.
On peut l’espérer, quiconque écrit trouvera autour de soi un.e ou plusieurs interlocuteur.e.s préféré.e.s ou souhaité.e.s, non nécessairement rompu.e.s à la discipline scientifique adoptée ou à l’activité esthétique pratiquée : qu’on le choisisse unique (pour chaque travail ou chaque partie du travail), et, surtout, qu’on en attende deux qualités presque contradictoires : être exigeant.e et bienveillant.e tout à la fois. Certes cette exigence rigoureuse et cette bienveillance demeureront toujours l’exigence rigoureuse et la bienveillance que nous lui prêterons, puisque nous ne lui demandons rien d’autre que d’être un interlocuteur imaginaire. Mais on le sait depuis la psychanalyse : en projetant, sur une figure appréciée de nous, la bienveillance et l’exigence rigoureuse, nous devenons exigeants et bienveillants à l’égard de nous-mêmes, ce qui, en définitive, forme la double condition à laquelle il devient seulement possible d’écrire.