Écrire de la philosophie
Les idées nous viennent, on le sait depuis Nietzsche, non pas quand nous le voulons, mais quand elles le veulent. À quoi on pourrait ajouter qu’elles nous viennent toutes revêtues de mots, de phrases, de formes verbales, ce par quoi justement elles diffèrent des autres faits mentaux. Et nous sommes assurés, par là, que nous tranchons dans le réel. Ces formules, qui signifient au moins autant par leurs rapports internes et leurs connotations fines que par les objets qu’elles dénotent, appellent l’explicitation par une espèce de nécessité intrinsèque. Écrire de la philosophie, ce n’est dès lors rien d’autre que de les amender, de les parfaire, mais aussi, et même surtout, de les expliciter.
Voilà, soit dit en passant, une des raisons pour lesquelles l’exercice du commentaire de texte, ou de l’explication de texte (la différence n’étant peut-être pas si claire dans l’esprit même de celles et ceux qui la promeuvent), enseigne non seulement à lire, mais aussi, et peut-être surtout, à écrire : avant de penser, il est précieux de visiter une pensée, pour voir de l’intérieur comment c’est fait (corrélat inattendu : ce n’est pas dans ma propre intériorité que je découvre la pensée).
Voilà aussi pourquoi la question de la langue d’écriture de la philosophie est si délicate, et même si polémique. La philosophie a vocation à se communiquer, et il n’est que conforme à sa nature de la voir se propager en anglais aujourd’hui, tout comme elle s’est propagée dans d’autres « langues communes », linguae communes ou koïnaï, à d’autres époques ; cet anglais global fût-il apauvri, fût-il lui-même transformé en produit marchand par les sites de traduction spécialisée. Car la langue ici est instrument ou outil pour la communication, et sa fonction première est de la rendre possible. Mais d’autre part, on est sans doute fondé à dénoncer l’impérialisme de langues philosophiques dominantes, et donc de manières de philosopher dominantes, à l’œuvre derrière l’usage privilégié, dans le monde des années 2010-2020, des langues anglaise, mais aussi allemande et française, pour la recherche philosophique (au Brésil ou au Japon par exemple). Et, d’une façon très certaine, la contrainte de s’exprimer dans une langue qui ne soit pas la sienne (sa langue « maternelle » ou sa langue d’adoption) fait délaisser, au philosophe ou à la philosophe, le plaisir nécessaire, qui est en même temps une discipline joyeuse, d’écrire dans sa langue et d’y écrire bien.
Car écrire de la philosophie, ce n’est pas seulement, ce n’est peut-être pas essentiellement, ou même pas du tout, enchaîner des arguments parfaitement univoques, susceptibles d’être appréciés selon la force probante de l’ensemble ; c’est aussi, et sans doute même principalement, distribuer les équivoques selon les exigences de la chose même, répartir les masses, les ombres et les lumières, arbitrer équitablement entre l’intelligence et les affects : aptitudes qui requièrent non seulement un coup d’œil absolument sûr en direction de l’objet, mais aussi une connaissance exhaustive, à la fois historique et pragmatique, des langues dont on use, ainsi que des marges d’improvisation ou d’innovation qu’elles admettent. De combien n’aurait-il pas fallu amputer Nietzsche, Levinas ou Cioran, au-delà même de l’expression de leur pensée, si on avait voulu les soumettre aux critères en usage dans la recherche internationale contemporaine (pourtant nécessaires à l’heure de périls que l’humanité ne pourra résoudre qu’ensemble). Les littéraires considèrent souvent Sartre comme un philosophe, et les philosophes comme un littéraire ; c’est que la littérature sartrienne, en particulier son théâtre, et notamment Le diable et le bon Dieu (sur l’impossibilité à vouloir non seulement le mal pour le mal, mais aussi le bien pour le bien), ou Les séquestrés d’Altona (sur la permutabilité en miroir entre la liberté vécue et la contrainte éprouvée), ne pouvait être écrite que par un philosophe, et que la philosophie sartrienne, en particulier L’être et le néant (où les scènes mêmes sont arguments de plein droit), ne pouvait l’être que par un écrivain — par un grand écrivain. Et lorsque Derrida, explorant la pharmacie de Platon, retrouve la « substance » médicinale derrière l’ousia et l’ « essence » odoriférante derrière l’essentia, il atteint sans doute, dans la saisie des possibilités anti-métaphysiques d’une langue française pourtant si proche du grec et du latin, à une perspicacité difficilement égalable.