Tolstoï et l’histoire
Son aversion contre Napoléon et contre la théorie hégélienne des « grands hommes » a engagé Tolstoï à édifier, dans les derniers chapitres de Guerre et paix, l’une des théories de la liberté et de la nécessité les plus profondes et les plus neuves de toute l’époque moderne. Ce n’est pas Napoléon qui est vainqueur à Austerlitz, ce n’est pas Koutouzov qui tourne la défaite de Borodino à son avantage ; l’histoire est faite par les grandes masses, par les millions d’hommes qui se trouvent projetés, dans de telles circonstances, les uns contre les autres : « Les quinze premières années du XIXe siècle en Europe offrent le spectacle d’un extraordinaire mouvement de millions d’hommes, qui abandonnent leurs occupations habituelles, se précipitent d’un côté de l’Europe à l’autre, pillent, s’entre-tuent, vainqueurs ou désespérés. […] Quelle est la cause de ce mouvement ? » (Guerre et paix, Pléiade, p. 1070). La Révolution, puis Napoléon ? « L’esprit humain, non seulement se refuse à croire à cette explication, mais encore déclare tout net que ce procédé d’explication est erroné, car le phénomène le plus faible y est pris pour la cause du plus fort. C’est la somme des volontés humaines qui a créé la Révolution et Napoléon ; et c’est elle seule qui, après les avoir endurés, les a anéantis » (ibid.). L’historien.ne doit se conformer à ce précepte, et « laisser de côté rois, ministres et généraux pour scruter les éléments homogènes, infinitésimaux, qui mènent les masses » (ibid., p. 1071).
Déterminisme, objecteront les uns, fatalisme, niant la possibilité de la résistance individuelle à l’oppression et justifiant tous conformismes et toutes lâchetés ? — Non, car en dépit de ce procédé littéraire, tout empreint de tragique chrétien, que Tolstoï et Dostoïevski mettent en œuvre toutes les fois où ils considèrent leurs personnages du point de vue de leur destin une fois achevé, Napoléon et Koutouzov exercent tout de même une efficace, à travers ce que Tolstoï nomme leur « pouvoir » (ils donnent, ou, dans le cas de Koutozov, ils s’abstiennent de donner, un certain nombre d’ordres qui prennent leur place au sein d’une chaîne causale). « Napoléon Ier ordonne, et ses soldats s’en vont en Russie. Alexandre Ier ordonne, et les Français se soumettent aux Bourbons. L’expérience nous démontre qu’un événement, quel qu’il soit, est toujours lié à la volonté d’un ou de plusieurs personnages qui l’ont ordonné » (ibid., p. 1578).
Inconséquence, argueront alors les autres, concession frivole à un hasard irrationnel, discrédit jeté par avance, de ce fait, sur toute prétention de l’histoire au titre de science rigoureuse ? — Pas davantage, car l’action de Napoléon ou de Koutouzov, si effective qu’elle soit, n’a pour mesure qu’une quantité évanescente. Et voilà l’essentiel : la théorie tolstoïenne de l’histoire, que l’on pourrait appeler une « théorie infinitésimale de la liberté » ou, mieux, un « nécessitarisme différentiel », nous enseigne en réalité comment, dans une nature où chacun prend et met en œuvre pour de bon les décisions qui sont les siennes (objets de la « métaphysique »), toutefois les événements de signification historique (objets de l’ « histoire ») résultent d’une composition au sein de laquelle chaque décision vient occuper une place, mais une place dont la mesure est « plus petite que toute quantité assignable ». Ce sont les multiplicités différentielles, pourrait-on dire, qui font l’histoire, et elles la font dans un environnement de relations — ou mieux : en tant qu’environnement de relations — qui ont pour nom, précisément, « pouvoir » (puisque « C’est cette relation entre celui qui ordonne et celui qui éxécute qui est précisément ce qu’on appelle le pouvoir », ibid., p. 1582).
Pour réduire encore l’emprise réelle des « grands hommes » sur les événements, Tolstoï propose de remplacer la « cause », où Auguste Comte avait déjà enseigné à voir un vestige de la métaphysique anthropomorphiste, par la « loi », à la fois impersonnelle, et capable d’intégrer, grâce au calcul différentiel, l’action individuelle à la trame historique (quelles que soient les intentions des personnes se mariant dans les pays allemands en 1785, le nombre des mariages cette année-là obéit à de grandes tendances statistiques que les décomptes de 1755, 1765 et 1775 feraient apparaître).
Si bien qu’au bout du compte, ces deux concepts extrêmes, sans doute trop larges, de « liberté » et de « nécessité », ressortissent peut-être à des impressions subjectives, occasionnées selon Tolstoï par le plus ou moins grand éloignement dans le temps des événements considérés : ainsi, pour un homme de 1870, la guerre austro-prussienne ou les guerres napoléoniennes semblent encore toutes pleines de causes libres, mais les croisades ou les grands mouvements de population des Ve-VIIIe siècles paraissent régis par la nécessité (il en irait ainsi, a fortiori, de l’évolution des mondes grec, romain ou perse). « Nécessité » désignerait dès lors ce sentiment tout particulier d’achèvement immuable que dégage un monument devant lequel on a toujours passé, un chef d’œuvre de l’art, ou un chapitre d’histoire qui nous a toujours été raconté de la même manière (donc d’une façon erronée, ainsi les « invasions barbares») ; la « liberté », quant à elle, qualifierait ce qui peut encore changer, se transformer, soit que les protagonistes vivent encore (s’il s’agit d’une conjoncture historique), soit que l’idée n’ait pas encore trouvé sa forme définitive (s’il s’agit d’une œuvre d’art), soit enfin que le faîte n’ait pas encore été apposé (s’il s’agit d’un monument).
D’où il est permis, bien que ce ne fût pas l’intention première du romancier philosophe, de tirer un éloge de l’inachèvement.