Les philosophes et leurs thèses. Philosophie et croyance
Les raisonnements des philosophes doivent-ils déboucher sur des thèses, un peu à la manière dont les démonstrations des mathématiciens aboutissent à des théorèmes (une analogie que Spinoza a prise avec le sérieux que l’on sait) ? On s’afflige à bon droit qu’il n’en aille pas toujours ainsi, et un penseur qui est parvenu, après des dizaines de contrées et des centaines de livres explorés, à une déclaration telle que « La vie oscille, comme un pendule, de la souffrance à l’ennui » — formule frappante, dense, neuve, équilibrée —, peut considérer qu’il a suffisamment mérité de la culture humaine. Du reste, le goût pour la philosophie ne se prend-il pas, aussi, à découvrir la succession, et la contradiction, de ces grandioses et surprenants jugements sur l’existence, le monde, le Bien, les arts, dont abondent les pages des philosophes, sur lesquelles nous attendent, avec une amicale bienveillance, les siècles de lecteur.e.s qui nous y ont précédé.e.s ?
Qu’on y regarde cependant de plus près : une thèse, si séduisante qu’elle puisse être par son originalité et si convaincante qu’elle soit par les arguments dont on l’étaie, ne demeure ni plus ni moins qu’une croyance, et la philosophie, qui a presque toujours ambitionné de pourvoir les humains d’une sorte d’enchyridion, de manuel-poignard, pour affronter la vie, leur a presque toujours enseigné aussi — en s’appliquant à elle-même cet enseignement — à se défier de la croyance. Pour le dire dans un vocabulaire platonicien, une thèse philosophique, si elle veut s’ériger en savoir, doit être une croyance vraie, et une croyance accompagnée de preuves : car à défaut de preuves, rien ne pourrait garantir la vérité de ce savoir. Mais, qu’elle s’accompagne actuellement de preuves ou non, que ces dernières soient intrinsèquement convaincantes ou non, la thèse philosophique, prise pour elle-même, demeure une croyance (un « dogme », dirait aussi le grec), donc, en définitive, un certain état psychologique du sujet ou des sujets, état dont les seules particularités sont de se rapporter au monde, et de prétendre le faire sur le mode de l’adéquation ou de la ressemblance.
Or, qu’a-t-on à faire, en philosophie, des croyances ? Si les pratiques humaines, et les savoirs qui s’y rattachent, reposent effectivement sur des croyances (indéfiniment perfectibles) et en produisent — pour le plus grand bien, parfois, de l’action et de la science —, ne pourrait-on pas concevoir, à l’écart de tout cela, une activité humaine spécifique, la « philosophie », qui se laisserait caractériser comme une entreprise résolue et méthodique d’ébranlement de toutes les croyances ? C’est du reste à quoi nous invitent tous ceux qui, de Pyrrhon à Hume, de Montaigne à Nietzsche, l’ont prouvé par le fait. Le risque est pourtant grand, une fois encore, de priver la philosophie de son essentielle diversité, et d’en présumer une définition normative, laquelle, faisant pour soi une exception, prétendrait se soustraire à l’action dissolvante que précisément elle énonce. Il semble en revanche qu’une contribution notable serait apportée à l’élucidation de ce que nous faisons quand nous philosophons, si quelqu’un s’enquérait de savoir pourquoi, c’est-à-dire : par quels motifs explicites, mais aussi en vertu de quelles inclinations individuelles et collectives, variables selon les lieux et les époques, certain.e.s philosophes ont aspiré à produire des thèses (Descartes, Leibniz, Spinoza, Schopenhauer, Bergson), d’autres s’y sont refusé (les sceptiques, Hegel, Nietzsche, Husserl et la phénoménologie). À preuve de la hardiesse de ce clivage : l’étrangeté des apparentements qui se formeraient de part et d’autre.