Sur la question « Qu’est-ce que l’intelligence ? »
Qu’est-ce que l’intelligence ? Quiconque prétend à le savoir, se donne pour étalon de l’intelligence. N’est-il pas vrai que de dire de quelqu’un qu’il est intelligent, c’est présumer qu’on l’est soi-même davantage ? Il y a donc une outrecuidance extrême à poser cette question, si bien qu’on pourrait être tenté de mettre en doute son bien-fondé.
Pourtant, celle ou celui à qui il a été donné de fréquenter parmi les savants, les politiques ou les artistes, et qui s’est toujours efforcé de cultiver parmi eux des relations amicales, ne peut pas ne pas avoir accumulé, au cours de cette expérience, un certain nombre d’observations, potentiellement utiles non seulement à lui-même, mais aussi, à quiconque souhaiterait savoir ce qu’il en est du talent intellectuel, une fois qu’il est attesté par des réalisations. Voilà donc le type d’observations que l’on trouvera dans ce qui suit.
Au nombre des divers caractères de l’esprit et du corps composant ce que plusieurs langues appellent « intelligence », le plus fréquent et, sans doute, le plus important est une certaine présence à soi qui ne se réduit en aucune façon à la « présence d’esprit », et qui n’exclut nullement, tout au contraire, la possibilité du délassement et de la détente. C’est que la « présence d’esprit » (souvent évoquée sur le mode défectif de la « présence d’esprit que je n’ai pas eue »), suggère surtout la solution à un problème théorique ou pratique particulier — la réponse adéquate à une épigramme —, tandis que de la personne ordinairement désignée comme intelligente, on ne saurait mieux dire qu’à la dépeindre comme « tout entière présente à soi », tout le temps, d’où il résulte en effet que le jeu même, la plaisanterie, le repos, ne lui en coûtent pas davantage, ni moins du reste, que le travail intellectuel. Elle sait y exceller au même degré, parce qu’elle y adopte la même posture d’esprit : une disponibilité extrême ou, pour ainsi dire, une convocabilité exceptionnellement aisée, de tous ses souvenirs, de toutes ses connaissances, de toutes ses expérimentations. Un.e penseur.e capable de cette attitude (car tou.te.s ne le sont pas, pour le pire et presque pour le meilleur) ne laisse jamais un propos sans illustration, et les productions de son esprit sont toujours les plus denses en réel qui puissent se rencontrer.
Il est une sorte de jeux où cette intelligence brille particulièrement — outre qu’elle fait la ressource des bons romans et séries policiers ! —, ce sont les jeux que l’on pourrait appeler « inductifs », ceux, par exemple, où le joueur.e a à énumérer, en un temps très bref, tant ou tant d’écrivain.e.s ayant publié leur premier roman avant vingt ans, tant ou tant de compositeurs.trices ayant écrit plus de neuf symphonies. Il ne s’agit point de mémoire ou d’érudition ; mais seulement, on le voit bien, d’une aptitude à mobiliser à volonté, à tenir à portée de main, tout ce qui a constitué notre propre histoire individuelle. Et comme on peut l’inférer, la zone de « clarté mentale » où ce pouvoir s’exerce est considérablement rétrécie, le cas échéant, par le trac, ou par la dépression.
Si l’intelligence est capacité de compréhension (comme le porte d’ailleurs son étymologie : « intelligere » signifiant entendre, comprendre, et l’intellect, ou « entendement », se disant en allemand « Verstand », de « verstehen » qui signifie « comprendre », en anglais « understanding », de « to understand ») ; si par ailleurs la lenteur à comprendre cohabite mal — en tout cas très rarement — avec l’aptitude décrite à l’instant ; toutefois, ne nous empressons pas de faire, de la « rapidité de compréhension », une composante inconditionnelle et prévalente de l’intelligence. C’est que « comprendre », d’abord, est loin de constituer la seule opération où l’esprit puisse atteindre à l’excellence : présenter un problème théorique de façon neuve, conduire une déduction sans omettre aucune étape, établir une combinatoire, construire des édifices solides (en pierre ou en concepts), déchiffrer des énigmes, user d’humour et d’auto-dérision, inventer, tout cela tangente la faculté de comprendre (l’assiste même en vérité), et entre de plein droit dans ce qu’on appelle « intelligence ». Mais c’est, surtout, que la « vitesse de compréhension » est elle-même un produit très composite. Elle résulte de la conjonction entre plusieurs dispositions, parmi lesquels ressortent l’habitude et le goût (la concentration et l’attention étant peut-être fonction de ces derniers). Les pédagogues nous en avertissent : il est certes désarmant de voir l’enfant tarder à nous répondre, quand nous lui demandons combien mesure le dernier angle d’un quadrilatère dont les trois premiers sont droits ; mais qu’est-ce qu’ « angle », qu’est-ce que « quadrilatère », qu’est-ce que « droit », pour qui vient d’arriver en France, et dont les parents parlent encore mal la langue ? Comment, par quelle improbable science infuse, l’enfant connaîtrait-il la signification précise de ces notions ? Et ne sommes-nous pas tou.te.s cet.te élève, lorsqu’on nous présume au fait des avantages et des inconvénients d’une monnaie faible (la faiblesse serait-elle donc parfois une force ? Une marchandise fait-elle donc corps, même une fois exportée, avec l’environnement monétaire où elle a été produite ?), ou lorsqu’on nous rappelle, d’un air entendu, que l’inflation induit une hausse des taux d’intérêts (par quel mécanisme au juste ? L’argent aurait-il donc un prix, ce prix serait-il donc anticipable et régulable par les prêteurs ?) Si brillant.e.s que soient un.e physicien.ne ou un.e linguiste, si habiles qu’ils soient à saisir le sens, l’intérêt et les risques d’une innovation dans leurs disciplines, ils peineront à comprendre le dénouement d’un roman policier, pour peu qu’ils n’aient ni le goût, ni l’habitude, de ce genre littéraire. Il n’en va pas différemment dans le cas de la compréhension intellectuelle, et dans celui de certaines performances physiques, artistiques, ou ludiques : « on aime ce à quoi on est bon », disait un personnage de Game of Thrones (Daenerys, épisode 7:3), en oubliant d’ajouter : « on est bon, à ce que l’on aime ». Il ne suffit pas d’être « intelligent » pour bien jouer aux échecs, et celle ou celui qui ne prend pas de plaisir aux jeux n’y remportera que de médiocres succès.
Il est enfin presque consubstantiel à ce qui a été appelé ici « intelligence » que de prêter, en toute situation d’action ou de parole, une attention soutenue aux circonstances et aux particularités de cette situation, c’est-à-dire, pour se placer sur le plan de la politique et de l’histoire, aux précédents et aux concomitants historiques qui la circonscrivent, aux intentions (avérées, feintes ou controuvées) des orateurs et des acteurs qui y prennent part, aux contextes d’énonciation et d’action où ils interviennent (qui parle ? qui agit ? à qui s’adresse-t-il ?), à la plurivocité (intrinsèque ou contextuelle, involontaire ou délibérée) des actes et des paroles qui la composent, etc. — Ainsi n’est-on pas tenu de partager l’obsession de celles et ceux qui « mettent tout en œuvre contre le chômage », car, depuis les années 1990, bien des baisses statistiques du chômage eurent pour contrepartie une diminution de la protection des chômeur.e.s et un accroissement de la précarité des travailleur.e.s. — Ainsi certain.e.s demeurent-ils capables, alors qu’en 2015 le Parlement français examine la « Loi relative au renseignement » (effectivement promulguée le 24 juillet de la même année), de mettre à part les conditions de leur propre « sécurité individuelle », et, se rappelant les conséquences ruineuses de l’USA PATRIOT Act de 2001 (étonnant acronyme : « Uniting and Strengthening America by Providing Appropriate Tools Required to Intercept and Obstruct Terrorism Act »), de s’aviser que des données personnelles une fois collectées, une fois croisées entre elles, peuvent fournir, à un État devenu autoritaire, de formidables moyens de pression sur les individus. — Ainsi certain.e.s peuvent-ils reconnaître que le mensonge en politique est une pratique très nuisible, et pourtant refuser d’octroyer à une instance étatique le pouvoir souverain de décider, en période « électorale », de ce qui est fake news et de ce qui ne l’est pas. — Ainsi enfin peut-on considérer que la liberté d’expression est un acquis irréversible des démocraties, et contourner le piège de ceux, pseudo-historiens et provocateurs antisémites, qui s’en réclament pour nier la Shoah.
Il ne s’agit à aucun moment ou presque, dans ce qui précède, d’érudition, de connaissance historique et politique spécialisée, par quoi l’ « intelligence » se verrait réservée aux seules personnes instruites ou cultivées ; mais bien d’un décentrement de soi toujours réitéré, d’une mise à l’écart temporaire de ses propres préoccupations (quand l’urgence relâche sa pression), d’une prise de recul ou de hauteur envers les conclusions aussitôt formées (et du reste, un trait assez constant de l’intelligence est l’intérêt, gai et protéiforme, pour le réel dans toutes ses directions), bref d’une mise en relation réciproque et ininterrompue de tous les points de la mémoire et de l’attention, prévenant une absorption dans le cas particulier, qui est toujours mutique et opaque. Et si le cas particulier, l’exceptionnel, le nouveau, est relevé, c’est bien en tant que tel, c’est-à-dire : après qu’une comparaison avec les similaires possibles a avéré qu’aucun ne lui est identique.
Mais si l’intelligence est, par un de ses principaux aspects, capacité de mise en relation, là réside également sa perversion possible, ou l’une de ses plus graves. Bien que, sous le nom de « complotisme », on la présente parfois comme un apport de la toute dernière modernité (la modernité numérique), elle est en réalité beaucoup plus ancienne, et a sévi de longue date, à travers l’idée, par exemple, qu’il puisse y avoir une histoire « alternative », plus vraie que l’histoire « que l’on enseigne aux enfants », mais cachée aux populations en raison de la puissance des intérêts qui s’y affrontent. Il ne s’agit en aucun cas, ici, de méconnaître que certains États autoritaires pratiquent, qui un travestissement de l’histoire à des fins idéologiques, qui une pure et simple interdiction de l’histoire comme discipline de recherche et d’enseignement. Mais si l’on prête l’oreille, dans les pays où l’histoire est enseignée, et où les historien.ne.s peuvent débattre tant soit peu librement, aux tenants de ces « histoires secrètes » (par exemple à Éric Zemmour, l’auteur du Suicide français. Les 40 années qui ont défait la France, ou à Philippe de Villiers, J’ai tiré sur le fil du mensonge et tout est venu), on leur trouvera toujours les accents de ceux qui veulent paraître « plus intelligents » que le commun, et, à cette fin, mettent en rapport des faits que personne, à la vérité, n’aurait songé à rapprocher. Là réside aussi une raison du succès de ce type d’ouvrages, car, en effectuant ces connexions inattendues, ils procurent au lectorat le sentiment grisant de « mieux comprendre » ce qui s’est effectivement passé — et donc, au sens le plus propre, d’être « plus intelligent ». Il y a là un danger extrême, et d’autant plus fort, que c’est le principe même de l’intelligence (ou l’un de ses principes) qui se trouve dévoyé par ce genre de pratiques (la « véritable histoire », « l’histoire qu’on ne vous raconte jamais »). Mais s’il subsiste une raison de demeurer optimiste face à un tel danger, c’est que toutes celles et ceux qui goûtent ce type d’ouvrages, précisément, répudient la bêtise (il serait un peu court, et même contraire à l’objectif visé, que de la leur imputer), et continuent, du moins en intention, d’entretenir un commerce avec l’intelligence : ils désirent « devenir intelligents », ils désirent comprendre, et c’est justement en vue de mieux comprendre qu’ils acquièrent, et par là même promeuvent, cette si mauvaise littérature.
Il demeure cependant une muraille infranchissable entre l’ « intelligence » dont se pique un historien des complots, et celle dont il a été question ici : l’historien des complots se donne pour le plus intelligent, celui seul qui a compris ce dont il retourne réellement, qui seul est en mesure de dessiller son public sur les mensonges qu’on lui aurait assénés ; or s’il est une prétention à laquelle la personne intelligente, au sens où il a été dit, est étrangère, c’est d’être la plus intelligente. Cette prétention est un critère, cette fois absolument sûr, de la sottise.