Sur la séduction des philosophes
Pourquoi s’attache-t-on à tel.le philosophe en particulier, plutôt qu’à tel.le autre ? Cette question, qui est lourde d’enjeux professionnels et même existentiels dans des pays où, comme en France, être « chercheur.e » en philosophie signifie principalement être « interprète » d’un.e ou plusieurs auteur.e.s, est à la fois l’une des plus vaines (il est douteux qu’elle puisse recevoir aucune réponse définitive) et des plus nécessaires qui soient (car c’est par de très nombreux fils, souvent très solidement tissés, que tiennent ensemble la pensée d’un individu aujourd’hui adonné à la philosophie, et celle d’un.e auteur.e du passé, récent ou ancien).
Il faut commencer par écarter, comme rarement vérifiée, l’hypothèse selon laquelle on élit un.e auteur.e en raison de ses thèses ; car dans la plupart des cas, les thèses effectivement soutenues par un.e philosophe ne sont découvertes du lecteur.e que sur le tard — les thèses d’un.e philosophe tenant moins dans des énoncés situables et restituables, que dans des rapprochements, effectués sous la responsabilité du lecteur.e même, entre divers départements de sa pensée.
La prédilection pour un.e auteur.e se décide, en général, très peu de temps après les premières lectures philosophiques, à une époque où la personnalité du ou de la philosophe en devenir est encore appelée à se transformer en profondeur ; et c’est pourquoi l’adoption initiale d’une doctrine pour sa doctrine favorite fait chez lui, d’une manière non exceptionnelle, l’objet d’un repentir. La doctrine avouée devient parfois fardeau à porter, costume mal seyant ou démodé, davantage qu’objet d’une adhésion intellectuelle complète et renouvelée.
Il est enfin à considérer que les jeunes philosophes départageant les auteur.e.s selon leur rentabilité académique présumée représentent, fort heureusement, une toute petite minorité.
Il existe en revanche, si l’on quitte un instant le point de vue de la lecture pour adopter celui de l’écriture, une séduction propre à chaque philosophe, et c’est cette séduction que, les années aidant, le ou la philosophe, faisant appel à ses souvenirs (en tenant compte des distorsions rétrospectives), peut s’atteler à décrire.
La séduction propre à Nietzsche — Nietzsche, le penseur le plus séducteur de l’Occident — réside, d’abord, dans les étroits apparentements qu’il nous suggère entre des philosophes très éloignés par leur vocabulaire, leurs époques et leurs préoccupations (Socrate, Platon, Kant, Schopenhauer par exemple). Jusque-là, cette séduction ne peut atteindre que des lecteur.e.s possédant déjà des rudiments d’histoire de la philosophie. Mais elle consiste aussi à amplifier ces apparentements en vastes courants souterrains, en vastes lames de fond, parcourant l’histoire de la morale, de la religion, de la science, des arts, bref de la culture (une culture dont la durée, pour Nietzsche, se mesure, vers le passé comme vers l’avenir, en dizaines des milliers d’années), et à les faire pressentir à nos sens médusés : ainsi de ce « christianisme » aux contours si déroutants pour un historien des religions, dont Nietzsche fait, dans la préface de Par-delà bien et mal, un « platonisme pour le peuple », ou de ces « idéaux ascétiques » traversant les siècles et les civilisations, dont le troisième traité Sur la généalogie de la morale suspecte la signification dans une « volonté de néant » affectant l’humanité.
Bien différente est la séduction de Hegel. Il nous en impose dans un premier temps, et malgré les difficultés de son idiome (chargé de références à l’histoire de la langue allemande et de la philosophie), par son ambition grandiose de fixer un sens philosophique, c’est-à-dire rationnel quoique d’abord inapparent, aux principaux événements, aux principales figures et aux principales réalisations de l’histoire des hommes, antique et moderne (la sculpture grecque, l’État despotique oriental, l’architecture égyptienne, les religions de la Perse, la peinture italienne, la Révolution française, les dernières découvertes en physique et en chimie, la poésie romantique, le droit de propriété, etc.). Aucun philosophe, pourtant, n’a poussé si loin que lui le refus de voir la pensée abdiquer, capituler, s’incliner devant quelque principe, fût-il le plus « rationnel » aux yeux de ses prédécesseurs. Qu’on relise la critique de l’immédiat dans la Doctrine de l’essence : il n’y a selon Hegel ni fait, ni donnée, ni point de départ absolu pour la pensée. Et c’est pourquoi il convient de justifier, c’est-à-dire, désormais, d’engendrer par le raisonnement, le principe de contradiction lui-même — suprême scandale pour la philosophie. Or par là, Hegel satisfait en réalité à l’une des exigences les plus naturelles, mais aussi les plus élevées, de la pensée en tant que telle, qui est de rendre compte librement de chacun de ses contenus, et de ne se les (s’en) laisser imposer par rien, ni par personne.
Bergson exerce une séduction d’une autre sorte encore. De son intensité, des lecteurs éminents se sont eux-mêmes étonné, ainsi William James, qui n’hésitait pas à écrire : « mon cher Bergson, vous êtes un magicien ! » (lettre du 13 juin 1907), se souvenant peut-être du Socrate du Charmide (155 b-158 e). Si Bergson séduit, ce n’est pas seulement par son écriture élégante, volontiers imagée, au charme si désuet, si « Belle époque » ; c’est aussi parce que cette écriture, dans sa retenue même, porte au grand jour ce que nous éprouvions confusément, sans parvenir à l’exprimer (et en ce sens, on a eu raison de le comparer souvent avec Proust). Mais plus encore, Bergson apparaît invinciblement à ses lecteur.e.s comme, pourrait-on dire, un philosophe qui a raison. Que faut-il entendre par là ? La philosophie est-elle (seulement) affaire de raisons ? Peut-on avoir en philosophie, comme dans la vie courante, « raison » ou « tort » ? Bergson l’admettait en effet jusqu’à un certain point. Mais il faut voir là, aussi, le résultat d’un procédé d’exposition particulier, visant à produire chez le lecteur une disposition d’esprit spécifique. C’est que Bergson, comme ce sera le cas après lui de Merleau-Ponty, maîtrisait à la perfection la dialectique « à la française », qui pourrait être décrite de la façon suivante : le philosophe restitue deux explications concurrentes d’un même phénomène (la perception consciente, le sentiment de l’effort, le déjà-vu), il leur découvre un présupposé erroné commun (un « vice commun »), et il les remplace par un appel à l’expérience, qui avait été le plus souvent recouverte de constructions théoriques factices déposées là par la perception, l’action et la nécessité vitale. Il en résulte cet affect bien connu des lecteurs et des lectrices de Bergson et de Merleau-Ponty, affect puissant et stimulant, que l’on pourrait caractériser comme la joie de retrouver subitement une évidence oubliée.
La séduction de Spinoza, enfin, offre la double particularité de toucher bien au-delà du cercle des philosophes (scientifiques, écrivain.e.s, amateur.e.s d’art, tous les publics y sont sensibles), et de n’en avoir jamais fini, pour ainsi dire, de s’exercer. Celle ou celui qui lit pour la première fois l’Éthique, a fortiori qui l’enseigne pour la première fois (et les mêmes remarques vaudraient des autres ouvrages spinozistes écrits « à la manière des géomètres », or tous le sont à des degrés divers), se rend bien vite compte qu’un énoncé de Spinoza doit une grande partie de son sens aux démonstrations qui l’établissent, et qu’en définitive ces démonstrations n’existent qu’en un nombre assez limité : exemple caractéristique, les propositions 17 et 18 de la deuxième partie, qui sont invoquées très souvent, toutes les fois qu’il s’agit de rappeler au lecteur.e ce qui a été dit de l’imagination, de la mémoire et des associations d’idées (mais on pourrait citer aussi le corollaire de la proposition 11 de la deuxième partie, qui trace la distinction entre les points de vue de la substance et du mode, la proposition 43 de la même partie, établissant l’identité entre certitude et vérité, ou les propositions 4 à 8 de la troisième partie, qui contiennent la théorie du conatus). Si bien qu’au fur et à mesure que l’on progresse dans la lecture, le tempo s’accélère, les démonstrations importantes, de plus en plus nombreuses, ressurgissent de plus en plus fréquemment à notre esprit, l’ouvrage semble nous aspirer et nous emporter avec lui, dans un mouvement grisant que d’aucuns ont comparé à un vent : « Beaucoup de commentateurs, disait Deleuze songeant à Malamud [dans L’homme de Kiev, Seuil, p. 75-76] et à Delbos, aimaient suffisamment Spinoza pour invoquer un Vent quand ils parlaient de lui. Et en effet, il n’y a pas d’autre comparaison que le vent » (Deleuze, Spinoza. Philosophie pratique, p. 171). Mais, et voici peut-être l’un des effets les plus singuliers de cette lecture, lorsqu’on reprend l’ouvrage après une période de latence, ce qui entre-temps était redevenu conclusions inertes et arguments figés se remet en mouvement, les cinq parties de l’Éthique se remettent à tournoyer, et le même vent impétueux, la même griserie, se font à nouveau expérimenter — la joie et l’effort du ressouvenir et d’une compréhension plus complète intensifiant par surcroît l’impression première.
Chaque philosophe exerce ainsi sa propre séduction, chaque lecteur.e a ainsi ses propres exigences à son endroit (selon son âge, ses expérimentations, ses affects propres, selon les conditions de la rencontre, etc.), et c’est la convenance momentanée (plus ou moins durable) entre un certain type de séduction et une certaine inclination, bien plus que le contenu des « thèses » doctrinales énoncées, qui fait que la personne s’attache, pour sa lecture ordinaire, à un.e penseur.e. Spinoza enthousiasmera celles et ceux qui, au risque du vertige ou de l’ivresse, aiment à se sentir partie d’un tout en mouvement ; Bergson ou Merleau-Ponty seront goûtés de celles et ceux qui demandent à la philosophie de les convaincre, et qui ne sont jamais si bien convaincus que par la restitution de leur vécu informulé ; Hegel exaltera celles et ceux qui, se défiant à tort ou à raison de la réalité environnante, refusent farouchement de renoncer à leur indépendance de pensée devant quelque donné, quelque intangible que ce soit ; et Nietzsche subjuguera celles et ceux qui, éblouis par les grandes perspectives en histoire des cultures, font parfois moins de cas du vérifiable que de l’élevé, du profond ou de l’audacieux.
Il est dès lors de bonnes et de mauvaises raisons de s’attacher à des auteur.e.s, et c’est pourquoi, on y revient enfin, l’évolution de nos complexions individuelles ne saurait être sans incidence sur nos dilections philosophiques. Il y a une injustice profonde à demander à des chercheur.e.s en philosophie de travailler sur programme, de travailler, pour une période considérable de leur vie, autour d’un seul et même corpus — ou bien il faudrait, mais le souhaite-t-on ?, que la philosophie se fasse uniquement hors de l’université. « Pourquoi avez-vous choisi de consacrer votre thèse à cet.te auteur.e ? » La question, si déstabilisante et si indiscrète, participe elle-même de cette injustice. « J’étais peut-être tout.e différent.e, à vingt-cinq ans, de celle ou de celui que je suis aujourd’hui. Et puis je n’ai, strictement, rien à répondre à cette question ; à moins que vous ne vous satisfassiez d’un argumentaire hypocrite sur l’ “actualité” de tel.le ou tel.le auteur.e et de ses thèses — vous-mêmes auriez bien mauvaise grâce à justifier ainsi vos propres choix. » Car la seule réponse honnête et véridique serait à la fois terriblement indigente — quoique, sous un autre rapport, psychologiquement profonde — et, pour parler à la rigueur, totalement indicible : « Si j’ai choisi cet auteur, c’est parce qu’il me plaisait, c’est-à-dire, parce qu’il entretenait un rapport étroit avec ce qui constituait mon être d’alors, et que par suite il m’inspirait confiance pour me guider dans une carrière que je savais incertaine toujours et ingrate parfois. Ces raisons me sont absolument propres, ou plutôt elles sont absolument propres à ce que j’étais autrefois et que je ne suis peut-être plus du tout, de sorte que je peinerais moi-même à les reformuler sans erreur d’interprétation. »