Les relations de force dans la discussion philosophique
Que ce soit pour s’en affliger avec Platon ou pour s’en féliciter avec Nietzsche, on ne saurait faire autrement que de reconnaître, dans la plupart des discussions philosophiques, non seulement un échange d’arguments, mais aussi la manifestation processuelle de relations de force.
Les rivalités philosophiques ont d’abord pour enjeu le savoir, qui est intrinsèquement — et non pas seulement transitivement — pouvoir. Mais le savoir fait enjeu dans bien d’autres types de conversations, et si du reste il n’y allait, avec la controverse philosophique, que de savoir, alors on aurait toujours tôt fait d’y prendre l’avantage (« Connaissez-vous cela ? — Devrais-je ? »).
C’est, plus profondément, qu’une bonne partie des discussions philosophiques sont déjà conditionnées, dans leur issue, par la charge axiologique des termes qui s’y trouvent employés. Ainsi, lorsqu’on demande à un.e interlocuteur.trice s’il est prêt.e à maintenir le « dualisme rigide » qu’il paraissait supposer entre pouvoir et puissance (ou potentiel), il est évident qu’on exerce sur lui, auteur.e peut-être d’une « distinction rigoureuse », une pression à laquelle, pense-t-on, il ne sera pas de force à résister. Lorsque à l’inverse on lui reproche une « confusion » entre origine et fondement, on lui laisse peu d’espace pour établir qu’il y a là, non pas une « confusion », mais une identification délibérée et raisonnée.
Les situations de ce type sont en vérité extraordinairement nombreuses. Peut-être même toute discussion philosophique est-elle passible de cette description, car les mots que nous utilisons sont presque tous, à des degrés divers et d’une façon plus ou moins sensible, chargés d’un potentiel axiologique (telle est, pour Nietzsche, leur fonction même).
Une conduite à tenir pour déjouer les tentatives d’intimidation menées le plus souvent par la « philosophie première » ou la « métaphysique », ces « reines des sciences philosophiques » : les détecter, se défendre d’y céder, prévenir l’effet « voix blanche », et garder sa contenance ; mais à cette fin, rien n’est aussi utile que de connaître l’histoire de la philosophie, laquelle, bien plus sûrement que celle des hommes, « donne des exemples de tout ».