Théorie de l’ambivalence

Une belle et profonde vérité est exprimée par Lessing, dans sa dernière pièce Nathan le sage : « Car je sais de quels vices proviennent nos vertus » (« Ich weiß, / Aus welchen Fehlern unsre Tugend keimt », acte IV, scène 4). L’endurance intellectuelle, l’aptitude aux hautes tâches et à l’abnégation, va souvent de pair avec une certaine absence d’ « esprit », un certain retard dans la répartie, qui desservent dans d’autres travaux. Une excellente mémoire, qui retient tout et n’oublie rien, s’observe fréquemment chez des personnes peinant à faire des connexions lointaines, et lentes à alléguer des exemples dans la discussion. Il en va de même dans le domaine moral. Une certaine défiance envers nous-mêmes et envers nos préjugés, proche parente de la tolérance, nous rend communément la dupe des prestidigitateur.e.s, qu’un.e plus vaniteux.se aurait tôt fait de deviner. Le prix que nous accordons, en amitié, à la constance et à la fidélité, nous incline à minimiser trop longtemps, en dépit des critiques légitimes, les fautes de nos ami.e.s. Bref, il n’y a pas de passions bonnes et de passions mauvaises (comme le postulent les psychologues « des profondeurs », qui prétendent reconduire l’ « apparemment bon » à de l’ « en réalité mauvais »), mais seulement un flux affectif neutre, dont toutes les qualités dépendent des directions où on l’oriente, ou des usages qu’on lui destine. Contradiction de tous les « psychologues des profondeurs » (Freud, Nietzsche, La Rochefoucauld, Pascal) : ils nous promettent d’expliquer l’aspiration à la domination ou à la vengeance par une combinaison de pulsions moralement indifférentes, mais sont acculés, en dernier ressort, à invoquer une « pulsion à la domination » ou une « pulsion à la vengeance ». Que non : le mal réside, non pas dans la passion (comme si, de l’humain, retrancher la passion, ce n’était pas retrancher l’humain), mais du blocage auquel on la soumet, ou du canal impropre qu’on lui ouvre.