Ne devenez pas durs !
À la veille de la Première guerre mondiale, Heinrich, celui des deux frères Mann qui était pacifiste, disait, par la bouche de son personnage Buck, vieux et vénérable républicain de 1848 : « il se pourrait qu’à travers le pays un nouveau type d’individus soit en train de se répandre, pour qui la dureté et la répression ne constituent pas le chemin pénible vers des états plus humains, mais le sens même de la vie » (Le sujet de l’empereur, écrit en 1914 mais publié en 1918, nous traduisons, empl. 3075). Et ils sont venus. Ils sont même venus une seconde fois, plus nombreux encore que la première, et parlant toujours de « Macht », de puissance.
Il est peut-être loisible, philosophiquement, de secondariser la valeur de la pitié et de la compassion, qui s’avèrent tantôt excessives et hors de propos, tantôt défaillantes quand elles seraient requises. La pitié étant un affect passif, étant, de surcroît, un affect triste, elle ne peut jamais être bonne par elle-même : préférons-lui une commisération raisonnée, aux termes de laquelle nous ne faisons rien que nous ne « sachions avec certitude être bon » (Spinoza, Éthique, trad. Moreau, IV, 50).
Le romancier peut suivre ici le philosophe. Stefan Zweig évoquait, en 1939, les mêmes années de l’avant-Première guerre mondiale, et distinguait entre deux pitiés-compassions, la première, « toute de faiblesse et de sentimentalité », qui n’est qu’ « impatience du cœur », aspiration égoïste, en son fond instinctive, à « faire disparaître au plus vite, du propre environnement, les marques de l’infortune d’autrui », la seconde, « non pas sentimentale mais créatrice », qui « s’apprête résolument, avec patience et com-patience, jusqu’aux dernières forces et même au-delà des dernières forces, à faire face » (Ungeduld des Herzens [L’impatience du cœur], épigraphe, nous traduisons).
Mais voir en la compassion l’adversaire même à vaincre en soi, le vice à extirper, le séquelle à déraciner, la tentation à écarter, la pente fatale à remonter toujours — la source de toute « faiblesse » de l’ « ancienne humanité » —, et le faire par système, en engageant les autres à se gouverner sur des principes semblables, voilà ce qui est philosophiquement, et même historiquement, inexcusable. C’est le « Werdet hart! », « Devenez durs », de Zarathoustra (Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, « D’anciennes et de nouvelles tables », § 29). C’est l’ « Il faut savoir ce que l’on se doit à soi-même » de l’apprenti aristocrate chez Heinrich Mann (empl. 4035), qui parviendrait à nous faire douter de la doctrine kantienne des devoirs envers soi-même (car enfin, pour qui se prend-on ?!). Si en effet, terminait Spinoza, la pitié est un affect triste, si, de plus, « l’homme qui vit sous la conduite de la raison s’efforce autant qu’il peut de ne pas être touché par la pitié », toutefois « celui qui n’est poussé ni par la raison ni par la pitié à venir en aide à autrui, celui-là est à juste titre appelé [disait le philosophe dans son vocabulaire] inhumain » (Spinoza, ibid., corollaire et scolie, trad. mod.).