La causalité en économie

L’économie se signale, parmi les disciplines intellectuelles, par une étrange tension constitutive : d’une part en effet, en tant qu’elle vise à prévenir la réitération de phénomènes néfastes pour les individus et les organisations (« savoir pour prévoir, prévoir pour agir »), elle est astreinte à une approche causale des phénomènes qu’elle étudie (« si A n’avait pas eu lieu, B n’aurait pas eu lieu non plus »). Mais d’autre part, l’économie se voit privée à jamais de la seule méthode qui conduise à une certitude en matière de causalité (méthode qui, en réalité, fait corps avec la notion même de cause), celle exposée par John Stuart Mill dans son Système de logique, à savoir, l’isolement des causes par la suppression successive de telle ou telle d’entre elles. « Sublata causa, tollitur effectus » : supprimez la cause, vous supprimerez l’effet.

Quelles sont ainsi les causes de la crise de 2008, causes qu’il est important de connaître pour espérer empêcher la répétition des mêmes événements funestes dans les années à venir ? Il est évidemment impossible de recréer intégralement en laboratoire (ou même par modélisation informatique) la situation économique (c’est-à-dire aussi : politique, démographique, écologique, etc.) du monde à la fin de 2007, et de supprimer les uns après les autres, ou par groupes, les facteurs de la crise : économie mondialisée, dérégulée et hautement financiarisée (présentant un fort décalage entre les marchés d’actions et l’économie réelle), ruée des investisseurs vers les « actifs à risque », éclatement de la bulle immobilière dans plusieurs pays occidentaux, insolvabilité de nombreux ménages aux États-Unis (provoquée par ces emprunts hypothécaires insidieux désormais célèbres sous le nom de « subprimes »), séparation insuffisante entre les banques d’affaire et les banques de dépôt, tout cela sur fond d’une hausse rapide des prix du pétrole et d’un déséquilibre chronique de la balance commerciale entre la Chine et les États-Unis — cette liste n’a aucune prétention à l’exhaustivité. L’économie a affaire, autrement dit, à des « causes » qui s’exercent une fois, par paquets, et qui produisent des événements globaux incapables, de leur nature, d’avoir lieu à nouveau, en tout cas sous la forme précise qu’ils ont revêtu la première fois, avec les conséquences précises qui s’ensuivirent — même si certains facteurs perdurent voire s’aggravent, comme, dans l’exemple choisi, la financiarisation de l’économie et sa dérégulation : car s’y adjoignent aujourd’hui, entre autres, les risques sanitaires que font peser, sur l’activité, la fonte du pergélisol et la déforestation. On pourrait appeler « complexité » le caractère indémêlable en droit des séries causales conduisant à un événement économique tel que la « crise de 2008 », et « semelfactivité », par emprunt à la grammaire, l’unicité absolue, l’irrépétabilité de principe, de ce type d’événements.

Cette contrainte double induite par la « complexité » et la « semelfactivité » des phénomènes qu’elle étudie, l’économie la partage avec la médecine légale : peut-on, en effet, déterminer, avec une certitude complète, les causes de la mort d’un individu ? Il est certes des cas, artificiellement ménagés par les séries policières pour des raisons de cohérence dramatique, où le doute n’a guère de place. Mais pour connaître, en annulant la marge d’erreur, les causes (ou le faisceau de causes) qui ont entraîné la mort de tel ou tel individu, il faudrait, comme voulait Stuart Mill, pouvoir débobiner, en laboratoire ou par modélisation informatique, l’existence entière de cet individu, incluant chaque acte accompli, chaque décision prise, chaque habitude contractée, sans oublier de prendre en compte l’état initial de ses organes, de ses tissus, de son système immunitaire, puis tous leurs états subséquents, à chaque instant de leur usage, jusqu’à l’instant de la mort. Tâche constitutivement interminable, qui a décidé les épidémiologistes à congédier le concept de « cause », pour y préférer celui, probabilitaire mais rigoureux, de « facteur de risque » : étant donné une population de sujets présentant, toutes choses égales par ailleurs, une même particularité remarquable (physiologique ou comportementale), quel est, pour chaque tranche d’âge, pour chaque catégorie socio-professionnelle, pour chaque lieu de résidence, etc., le taux de décès observé jusqu’à présent ? — Mais de là à considérer l’économie comme une science recelant, sous la forme de préconisations relatives au travail, à la production ou à la consommation, une garantie définitive contre ces phénomènes catastrophiques que sont les « crises économiques », il y a un pas infranchissable, comme serait celui nous conduisant à voir, dans la médecine légale, une assurance contre la mort.