Les intellectuels en politique

Puissent les politiques, mais aussi leurs électeur.e.s, apprendre à se méfier de « ce disciple-roi qui est pour les philosophes l’ultime chimère », comme en avertissait Marguerite Yourcernar (L’œuvre au noir, empl. 2351). Sans doute visait-elle des exemples historiques, comme celui de Denys II de Syracuse, le tyran féroce que Platon avait espéré dompter. Et de fait, il était conforme à la conception platonicienne des rapports entre les « intellectuels » et la politique, que de souhaiter, soit que les philosophes deviennent rois, soit que les rois deviennent philosophes. La première option étant bientôt apparue impraticable au philosophe d’Athènes, il semble s’être rabattu sur la seconde ; mais l’objectif demeurait identique, à savoir, installer l’intellectuel aux postes de commande. Satisfaire, par là, son aspiration à commander. C’est bien pourquoi le disciple-roi est une « ultime » chimère : le philosophe, s’il n’en tenait qu’à lui, exercerait lui-même le pouvoir.

Qui domine un « disciple-roi » passe un compromis bien commode : il prend sa part de la décision politique et de ses griseries, mais ne s’en rend pas comptable. — Indigne partage des tâches : aux très diplômé.e.s les décisions dès le premier jour, aux bénévoles les besognes à jamais. On suppose par là même, d’une façon très désobligeante pour les politiques eux-mêmes, qu’ils ont besoin, faute de lumières, d’un instituteur, et ne sont qualifié.e.s que pour le seul « terrain ». Le plus souvent pourtant, les politiques mesurent très bien — pour le meilleur et pour le pire ! ­— les tenants et les aboutissants de ce qu’ils comptent faire, et si un.e intellectuel.le envisage de « se lancer » en politique, alors il satisfera beaucoup mieux aux exigences de la probité et de l’efficacité en se faisant lui-même acteur.e à part entière, qu’en prétendant rester un « conseiller du prince ».

Ce jugement demande à être tempéré. Où puis-je être le plus utile ? Où chacun.e peut-il être, face à l’urgence politique (comme la montée actuelle des extrêmes droites démagogiques), le plus utile ? C’est une question que tout.e intellectuel.le peut à bon droit se poser. Et la réponse paraît couler de source : chacun.e est le plus utile à faire ce qu’il fait le mieux, le professeur à professer, l’écrivain à écrire, le militant à militer. Ajoutons-y la fréquente désillusion de l’intellectuel.le qui a sincèrement embrassé une cause, qui a fait le louable choix du militantisme de terrain, mais que, sans d’ailleurs penser à mal, on emploie en définitive à coller des affiches ou à distribuer des tracts pour l’ambitieux.se local.e. La tentation est forte de se reporter sur l’engagement syndical, associatif, mutualiste, où les appâts de la notoriété font tourner beaucoup moins de têtes (à combien de rangs serai-je assis du leader ? Viendra-t-il me serrer la main ?). Ou de s’en retourner écrire des livres, des articles et des éditoriaux, ce dont tout le monde n’est certes pas capable, et qui, parfois, peut même infléchir le cours des choses. — Mais c’est le principe qui est à revoir.

Georges Politzer photographié par le Service de l’identité judiciaire, une semaine avant d’être fusillé au Mont Valérien (photo du 16 février 1942, © Archives de la Préfecture de Paris)

Si chacun.e s’était borné.e à ce qu’il fait (ou croit faire) le mieux, Cavaillès serait resté mathématicien, Politzer philosophe, Germaine Tillion ethnologue. Solution relativement confortable, qui aurait peut-être évité aux deux premiers d’être exécutés par les Allemands, et à la troisième de passer dix-huit mois au camp de Ravensbrück. Mais qui aurait profondément dégradé les conditions d’existence de tou.te.s les autres européen.e.s, et humain.e.s, pour toutes les décennies à venir. Ils n’ont pas fait ce qu’ils faisaient le mieux. Il leur fallut apprendre. Furent-ils d’abord maladroits dans le maniement des armes et indociles à la terrible discipline ? Probablement. Ont-ils connu le péril ? Certes, et au plus haut point. Mais dans ces circonstances exceptionnelles — et sans doute une bonne partie de la question « Où puis-je être le plus utile ? » tient-elle au juste discernement des conjonctures ou des situations — ils ont effectivement été utiles.