Symptômes cognitifs
Que le plus mélancolique n’est pas toujours le plus intelligent
Dernière grande famille des troubles mélancoliques, les symptômes cognitifs affectent l’intelligence, la perception et la mémoire. On peut en discerner au moins trois.
Certaines amnésies d’abord : rétrogrades, effaçant des souvenirs d’enfance, mais surtout antérogrades, entravant la fixation de nouveaux souvenirs, comme si le surgissement de la mélancolie eût pour effet de « durcir » et d’ « assécher » la « cire mentale ».
Des troubles de l’attention et de la concentration ensuite. Ces dernières aptitudes doivent être elles-mêmes envisagées selon deux coordonnées ou paramètres, l’un intensif, l’autre extensif, à savoir, selon l’intensité du rayon de l’esprit, et selon la surface éclairée. À ce dernier paramètre correspond ce qu’on pourrait appeler l’ « empan mental », ou, par une comparaison musicale, l’ « ambitus » de l’esprit, voire sa « tessiture ». Or, si les deux performances varient, ordinairement, en proportion inverse l’une de l’autre (plus on considère d’objets à la fois, moins précisément on considère chacun d’entre eux), il est certain que la mélancolie les amoindrit toutes les deux. D’où il résulte deux phénomènes péniblement éprouvés par les personnes affectées. D’une part l’instabilité de l’attention, une sorte de « butinage » psychique dont il devient très difficile de se prémunir (incapacité à se concentrer sur un livre, un film, très consistante avec le désintérêt anhédonique) ; d’autre part l’étourderie (surtout pour celles et ceux qui y ont déjà quelque propension) : quand en effet diminue le nombre d’événements simultanément considérés, alors les implications de chacun d’entre eux (conséquences possibles, occurrences analogues, parades efficaces, etc.) se présentent à l’esprit en moins grand nombre.
La transition est naturelle vers le troisième type principal de symptômes cognitifs de la mélancolie, à savoir l’abaissement du « tonus » intellectuel. La chute d’intérêt anhédonique fait, ici encore, sentir ses lourdes conséquences (comment se montrer pénétrant.e sur un sujet donné, s’il nous laisse indifférent.e ?). Mais il y a plus. Comparons l’esprit à une toile tendue à l’extrême : si une partie en est touchée, c’est l’ensemble qui résonne. Dans la mélancolie, tout se passe comme si la toile se détendait, comme si les ébranlements ne se propageaient plus. Dans ma tête, « tout se découd », s’afflige parfois le mélancolique : il ou elle traduit ainsi le morcellement croissant de son esprit. Et l’absence de communication entre nos idées, par nature, ne peut être détectée qu’après coup (lorsqu’il est trop tard, ce qui n’a rien pour rehausser l’estime de soi). « J’ai oublié d’avertir un.e tel.le de la réunion de ce soir » ; « Lorsque Pierre m’a dit ceci, j’aurais dû lui répondre cela » ; etc. Étourderie à nouveau, « esprit d’escalier », mais parfois lourds séquelles, compromettant gravement l’insertion du sujet dans le monde.
Viennent enfin un certain nombre de symptômes moins aisément regroupables par familles, même si des caractères ou des tendances communs se laissent découvrir à la fois entre eux, et avec ce qui fut décrit précédemment.
On observe dans la mélancolie un ralentissement moteur et intellectuel généralisé, dont on s’est parfois demandé, avec pertinence, s’il est une partie du tableau mélancolique, un symptôme parmi d’autres, ou s’il ne constitue pas, en vérité, le tout de la mélancolie. — Le repli sur soi est à son tour très caractéristique des sujets mélancoliques. Lorsque la possibilité leur en est laissée, ils ou elles préfèrent rester seuls à domicile, plutôt que de rejoindre leurs ami.e.s (dont le nombre diminue fatalement). À leurs yeux, pour paraphraser Spinoza, omnis sollicitatio est agressio, toute sollicitation (fût-elle amicale) est agression. Ce qui n’empêchera pas beaucoup de mélancoliques de souffrir très durement de la solitude. — Un fantasme plus ou moins explicite d’hostilité universelle redouble parfois cette irritabilité douloureuse aux sollications extérieures. La routine est privilégiée dans le travail, au risque bien sûr d’en accroître encore l’ennui. — Agressivité-irritabilité (propension à être agacé, « énervé » par certaines personnes en particulier) et intolérance au bruit font à leur tour partie des descriptions cliniques de la mélancolie. Quelle saveur l’éloge hautain du silence par Schopenhauer ne prend-il pas dans cette perspective : « Pour moi, je nourris depuis longtemps l’idée que la quantité de bruit qu’un homme peut supporter sans en être incommodé, est en raison inverse de son intelligence, et par conséquent peut en donner la mesure approchée » (Le monde comme volonté et comme représentation, Supplément 3, « Sur les sens », p. 703). — La rumination mélancolique s’extériorise par un penchant, parfois difficilement contrôlable, à « dire leur fait », fût-ce très longtemps après les événements, à celles et ceux qui nous ont blessé.e.s, ou à en exiger des excuses (à leur « demander des comptes »). Sur un épiderme mélancolique, les offenses, loin d’aller en cicatrisant, se font au contraire toujours plus douloureuses.
Des idées de faute, de culpabilité, escortent notoirement les autres symptômes mélancoliques. Mais, de même que le fantasme d’hostilité, celui de culpabilité peut atteindre à une extension vraiment universelle : le sujet raisonne, du moins agit, comme s’il était comptable de tous les maux qui s’abattent sur son entourage, voire sur le monde (affect qui transparaît aisément dans ses rêves).
La mélancolie abat progressivement l’amour de soi. Parmi tous les affects égocentrés (vanité, orgueil, ambition, présomption, égocentrisme), le premier à tomber est le narcissisme, capacité à s’aimer soi-même (sexuellement selon Freud), et, d’une façon plus fâcheuse, à s’admirer et à s’instituer en norme pour autrui. En second lieu cède peut-être l’ambition.
Curieux phénomène parfois remarqué, le mélancolique devient inaccessible à la nostalgie. Pourquoi ? Serait-ce que la nostalgie, ainsi que le disait Proust de la réminiscence involontaire, est de la même nature que plaisir ? (Petite énigme au passage : pourquoi la nostalgie semble-t-elle ne jamais accompagner la réminiscence volontaire ?) Serait-ce que la nostalgie est essentiellement invitation à réitérer, à reprendre au sens de Kierkegaard, une action — à rapprendre le latin, à se remettre à la musique, etc. —, ce qui est bien trop exiger du mélancolique ? Serait-ce encore que la nostalgie, contrairement à son étymologie et aux détournements politiques dont elle fait l’objet, est un affect d’avenir, non de passé ? La nostalgie : sentiment printanier qu’on a de nouveau tout ce temps devant soi, qu’on a de nouveau cet âge où aucun de nos détours, de nos égarements et de nos perditions ne prêtait à conséquence.
Le sujet devient aveugle à la nouveauté, seules les répétitions arrêtent son regard. Eadem sed aliter, disait Schopenhauer à propos de l’histoire (les mêmes choses, mais sous des dehors différents). Napoléon comme un nouveau César, César comme un nouvel Alexandre, etc. Vision typiquement mélancolique du flux des choses, et peu propice, pour dire le moins, à favoriser l’action.
Dans certains cas paroxystiques, enfin, un sentiment de désorientation, à la fois dans le temps et dans l’espace, peut s’emparer du sujet. Le mélancolique se sent « sonné.e », « groggy », ou même, si étonnantes que puissent paraître ces expressions, perdu.e, égaré.e dans sa propre vie. Il pense perdre l’équilibre, et adopte, par compensation, toute une série de comportements frénétiques destinés à le lui faire retrouver (ranger, classer, remettre en ordre). Une illustration particulièrement exacte de ce symptôme est donnée par la troisième saison de la série Fargo, adaptée du film des frères Cohen (épisode 3:7) : « It looks like my world, but everything is different » (on dirait mon monde, mais tout est différent), sanglote Sy Feltz, l’homme d’affaires un peu véreux (mais somme toute attachant) d’Emmit Stussy, lorsqu’il mesure la profondeur du piège où il a été enfermé par le plus roué (et bien plus malfaisant) V. M. Varga. Ce sont bien les lieux où j’évolue habituellement, ce sont bien les objets dont je tire un parti quotidien, mais je ne les reconnais pas, je ne saurais m’en servir, hier me paraît infiniment lointain, et demain est bouché ; tout ce qui m’environne paraît déréalisé. — Une telle disposition peut être consécutive, comme dans le cas de Sy Feltz, à un choc, à une détérioration brutale de la situation médicale, judiciaire ou — faut-il ajouter aujourd’hui — numérique du sujet ; mais elle peut également surgir d’elle-même, « un beau matin », préludant ainsi, avec les autres symptômes qui la rejoignent bientôt, à l’installation, ou à la réinstallation, d’une dépression sévère.