Ennui
La troisième composante de la mélancolie regroupe elle-même un ensemble de symptômes affectant l’action et la « volonté », que l’on peut compter au nombre de quatre : incapacité à éprouver du plaisir ou « anhédonie », atteinte de la motivation ou « athymhormie », incapacité à initier une action ou « apragmatisme », incapacité à prendre une décision ou « aboulie ».
Ce sont là des caractérisations très actuelles. Mais, à les examiner dans une perspective plus large, on est frappé de leur similitude (surtout pour les deux premières d’entre elles) avec l’ « ennui » des siècles passés. Et on saisit, du même coup, pourquoi les écrivains classiques ont donné tant de poids, une telle gravité, à un mal qui, dans le lexique contemporain, pourrait passer pour anodin.
C’est que l’ « ennui » revêt deux formes. Sous sa forme actuelle, ou plutôt : à l’intérieur des limites tracées par le vocable contemporain d’ « ennui », il nomme l’absence, toute factuelle, des objets qui pourraient donner lieu à du plaisir. Il est symbolisé par le dimanche (et ses parties de cartes), par la province (dans le roman français, de Balzac à Aragon), ou par l’enfance (cet âge de l’hétéronomie). Mais il y a un ennui structurant, « transcendantal », qui affecte les conditions mêmes auxquelles il est ordinairement possible d’éprouver du plaisir. Voilà ce que la psycho-pathologie moderne appelle « anhédonie », et, si l’on admet que le désir est, du moins pour partie, désir de plaisir, il en résulte que l’ennui est également « athymhormie » (lorsque le plaisir a déserté ma vie, comment pourrais-je désirer ?). On comprend alors, seulement alors, le sérieux extrême, malgré l’ambiguïté comique délibérée, de personnages comme Lorenzaccio ou Fantasio, et de leurs nombreux doubles dans le roman et le théâtre romantiques français et européens : autant de victimes allégoriques d’un « ennui » qui n’est pas simple satiété, car l’abus des plaisirs (et la cristallisation de dispositions à la fois psychologiques et historiques profondes) a comme annulé en eux la possibilité de les sentir. Et s’ouvre devant nous le tréfonds de la plus célèbre déclaration schopenhauerienne : dans l’alternance de la souffrance et de l’ennui, il ne faut pas reconnaître seulement le cercle du manque et de la réplétion ; selon Schopenhauer, on ne quitte la souffrance que pour la douloureuse absence de plaisir, et cette dernière douleur pour la souffrance.
Du fait de son épaisseur littéraire, et de sa familiarité aux oreilles contemporaines, le terme « ennui » suffira à désigner, par métonymie, l’ensemble des quatre symptômes « volitifs » énumérés dans ce qui précède ; même s’il demeure entendu qu’il ne s’applique avec exactitude qu’aux deux premiers, et peut-être même à la seule anhédonie.
Comment ne pas être frappé, en effet, de l’exhaustivité du tableau peint par Shakespeare, quand il fait dire au jeune dauphin de France Louis VIII, après la défaite d’Angers et la capture d’Arthur Plantagenêt par Jean sans terre leur ennemi commun, qu’ « Il n’est plus rien dans le monde qui puisse me donner aucune joie. La vie est aussi ennuyeuse (tedious) pour moi qu’une histoire deux fois racontée dont on rebat l’oreille fatiguée d’un homme assoupi. La honte amère (bitter shame) a tellement gâté le goût des douceurs de ce monde, qu’il ne me rend plus que honte et qu’amertume » (Le roi Jean, III, 4, trad. Guizot). Ennuyeuse (tedious) est certes l’indéfinie répétition ; mais l’ennui même est atrophie de la sensibilité à la « joie » et aux « douceurs » (devenues « amertume » et « honte » stagnantes), ainsi, faut-il observer, que déréalisation des événements du monde — puisque c’est sous les dehors d’une « histoire » racontée (intérêt paradoxal, mais puissant, de l’ennui pour un dramaturge) qu’apparaissent à présent les urgences politiques au futur souverain : pourquoi, si vraiment les choses sont comme elles sont, désirer, entreprendre et décider ?
Que l’ennui, et la stupeur qu’il instille, entretiennent des relations secrètes avec la transgression morale, cette suggestion de Shakespeare est développée, jusqu’aux extrêmes conséquences de la pathologie et de l’abjection, par Dostoïevski, lorsqu’il fait s’ennuyer l’un des plus démoniaques de ses Démons. La « Confession de Stavroguine » (d’abord interdite par la censure) décrit en effet son plus intime tourment dans l’incapacité à éprouver le plaisir, et même le désir, hormis dans des situations d’humiliation (entendre : où c’est lui-même qui est l’humilié). La soif de sa propre abjection est la seule excitation qui puisse encore soulever cette âme abattue, et on sait quelle occasion lui en est fournie : le suicide par pendaison, dans un placard à balais, de la petite Matriocha, qu’il venait de violer, suicide auquel, telle est sa jouissance propre (sa seule, son unique jouissance possible), il n’a garde de faire obstacle.
Les quatre symptômes volitifs de la mélancolie empiètent largement les uns sur les autres, et c’est pourquoi il est difficile de discerner clairement ce qui appartient à l’un de ce qui appartient à l’autre.
Si le trouble visé n’était pas si grave, on pourrait rebaptiser plaisamment l’anhédonie « syndrome Loch Lomond », du nom de la marque de whisky favorite du capitaine Haddock : on se souvient en effet que, dans Tintin et les Picaros (1976), le professeur Tournesol avait résolu, de façon parfaitement discrétionnaire, de guérir le capitaine de son appétence à la boisson, et avait à cette fin synthétisé une molécule qui, mélangée au whisky, lui conférait un goût infect. Ce qui auparavant donnait du plaisir, n’en procure plus (ou, chez le capitaine Haddock, suscite même de la répulsion). La montagne (pourquoi fournir tant d’efforts pour grimper jusque là-haut ?), le printemps (cette année encore, il ne m’apportera pas les joies qu’il semble me promettre), le travail intellectuel (au fond, tout cela m’intéresse-t-il encore ?), le cinéma (une heure et demie, c’est bien trop long !) : voilà des occasions d’anhédonie, et on mesure assez aisément le potentiel désespérant de cet affect qui déroule, devant le sujet, un espace-temps plat et infini, où plus aucun point ne brille.
On ne s’étonnera pas de retrouver, dans certains cas d’anhédonie, un surinvestissement libidinal de la nourriture et de la boisson (au grand dam des inventeurs autoritaires et philanthropes) : sans doute s’agit-il par là, pour l’âme apathique, de se procurer à bon compte des plaisirs à la fois vifs et facilement contrôlables.
Il n’est pas interdit non plus de penser que le symptôme anhédonique tienne une part dans le sentiment de surmenage au travail (souvent décrit comme une impression d’être « débordé.e », « surchargé.e »). Interrogez le surmené.e : il se plaint certes d’avoir trop à faire ; mais ce qu’il a à faire, nous dira-t-il, il craint aussi de ne pas arriver à le faire, même quand c’est relativement peu. C’est que, dans bien des cas, lui manque l’envie de le faire. Et voilà pourquoi on peut être surmené, parfaitement éligible à une prise en charge médicale, tout en ayant comparativement moins de tâches à accomplir que d’autres personnes. Voilà également pourquoi le travail jamais n’abolira l’ennui, n’en déplaise à ceux qui, par intérêt, y pointent une médication universelle. On peut s’ennuyer au travail. Les médiévaux appelaient « acédie » cette impatience envers les tâches répétitives ; entendre sonner chaque quart d’heure, attendre la cloche du déjeuner, l’attendre tout en sachant que d’autres cloches suivront, qui enjoindront à la reprise. La routine engendre la lassitude, voire le plus sombre abattement, comme le saura plus tard l’ouvrier des usines, comme le saura, plus tard encore, le livreur à vélo.
Un pénible paradoxe du temps s’ensuit : je suis débordé, « je n’ai pas le temps » ; mais ce que je fais, n’ayant pas de plaisir à le faire, je « trouve le temps long ». Dans ce temps à la fois trop court et trop long, j’abandonne rapidement, par ennui profond, la tâche tout juste entreprise, mais à peine l’ai-je délaissée que, bientôt, je souffre de l’urgence à m’y remettre. Je ne supporte pas d’être au travail, mais je ne supporte pas de ne pas être au travail.
À l’absence de plaisir s’adjoint souvent l’absence de désir, comme si, dans le domaine des stricts symptômes mélancoliques, le désir était bien désir de plaisir, et non, par exemple, désir du Bien ou désir d’un autre désir. « Apathie » est le vocable le plus souvent retenu, au XIXe siècle et au début du XXe, pour désigner le symptôme ici en cause ; la psychiatrie contemporaine parle plutôt d’ « athymhormie » (thymos renvoyant à l’humeur, hormè étant une des notions grecques qui se sont vues rassemblées dans le « désir »). On peut également décrire l’absence de désir comme une absence d’intérêt pour ce qui intéressait auparavant (« plus rien ne m’intéresse »), le mérite de ce concept étant de refléter, à lui tout seul, l’étroite intrication entre les symptômes anhédoniques et apathiques, entre le plaisir et le désir. Il n’y a guère qu’une distinction formelle, du point de vue de la parole mélancolique, entre le premier cas (je n’ai plus guère envie d’aller voir les dernières sorties cinématographiques) et le second (je n’ai plus guère de plaisir à me trouver dans une salle de cinéma).
La vanité de certaines solutions curatives, inspirées par la bienveillance et le bon sens, a souvent été pointée. Certes, l’apathique se trouverait bien d’aller à la piscine ; mais l’envie lui en manque, parce qu’il devrait alors franchir toute une série d’étapes préliminaires : préparer ses affaires de piscine, prendre le bus, se changer, se doucher, etc. Une promenade en forêt lui ferait du bien : mais il faut se chausser convenablement, rejoindre la forêt, nettoyer ses bottes en rentrant. Le sport lui serait excellent : encore faut-il en choisir un, rencontrer les partenaires adéquats, et persévérer jusqu’à l’obtention d’un certain niveau (sans quoi le sentiment d’échec réprime le plaisir à peine né). Non pas qu’il faille incriminer ceux qui, sincèrement préoccupé.e.s, répondent par ces avis à la plainte apathique ; leurs conseils sont très pertinents (car, d’après leur expérience, les promenades en forêt dissolvent les contrariétés), et il n’y a pas de raison a priori de soupçonner leurs intentions de ne pas être sincères. Mais le praticien a sur eux d’être au fait de la nature véritable de la plainte ici formulée : elle atteste une souffrance, et non une ignorance ; elle demande qu’on l’écoute, et non qu’on la fasse taire en suggérant une solution improvisée.
Pas plus qu’entre l’anhédonie et l’apathie, n’y a-t-il de frontière nette entre l’apathie et le troisième symptôme volitif de la mélancolie, qui est l’apragmatisme (ou incapacité à initier une action). Disons qu’au point de vue des effets, l’apathie atteint la faculté d’accomplir des actions émanant de nos propres goûts, là où l’apragmatisme lèse la capacité de réaliser quotidiennement les actes socialement attendus.
Nombreux sont les témoignages de celles et ceux qui, sujet.te.s à la mélancolie, parviennent difficilement à se brosser les dents, à faire leur toilette, comme si on leur demandait d’entrer dans l’océan glacé. C’est en définitive l’énergie de se tenir debout qui fait parfois défaut, et la psychiatrie nomme « clinophilie » l’incapacité frappant certain.e.s mélancoliques à quitter leur lit (sous peine d’interminables crises de baîllement), incapacité dont la littérature russe a fixé le modèle dans le personnage d’Oblomov.
Certaines expressions sont floues par leur signification intrinsèque, mais extrêmement pertinentes par le découpage qu’elles appliquent dans le réel : l’expression « être motivé » en fait partie (moins ambiguë qu’elle est, par exemple, que celles de « paralysie du vouloir » ou de « nihilisme »). Par « apragmatisme », il faut entendre exactement ce que d’aucuns entendent par « absence de motivation » ; perte, même, de la disposition à être « motivé » par quoi que ce soit. L’apragmatique est « sans entrain ». À peine commence-t-il à se mouvoir pour mettre en œuvre un projet, qu’il est plaqué à terre par la lassitude.
Un tel abattement se fait ressentir en particulier dans les membres inférieurs : à Ida, épuisée par la guerre et les nécessités de la survie dans l’Italie de 1947, « il semblait, écrit Elsa Morante, avoir dans les jambes des cordes relâchées », lors même que son petit Giuseppe lui proposait de visiter la cabane qu’il avait construite sur la rive d’un ruisseau au sud de Rome (La Storia, nous traduisons, empl. 8904). La journaliste Juli Zeh, visitant la Bosnie cinq ans après les accords de Dayton, accablée dans la fournaise de l’été, se demande « si la chaleur fait cailler le blanc d’œuf que j’ai dans les muscles » (Der Stille ist ein Geräusch, nous traduisons, empl. 1813).
On dit parfois, entre collègues de travail, qu’on a les « pieds de plomb ». Et il est naturel que la problématique psycho-pathologique d’un symptôme tel que l’apragmatisme se prolonge d’une pénible problématique politique liée au travail. Pour l’apragmatique, il est évidemment très difficile de se mettre à la tâche le matin. — Encore faut-il d’ailleurs que le choix lui en soit laissé. Seul.e.s quelques privilégié.e.s ont le loisir de repousser de quelques heures leur entrée en activité. La plupart se voient infliger, quand ils objectent leur symptôme, la flétrissure morale de la « paresse ». Les législations croient à la « paresse ». — Quant à celui ou celle qui peut effectivement procrastiner, il n’est pas rare qu’il se plaigne par surcroît d’un très réel sentiment de culpabilité envers les autres. Plainte qui, il faut pourtant en convenir, est difficilement audible : la situation qu’il déplore ne demeure-t-elle pas la plus préférable ?
L’apragmatisme rend directement sensible un phénomène qui, en réalité, se rapporte à l’ensemble des symptômes volitifs de la mélancolie, à savoir la perte de l’avenir comme tel. C’est bien entendu de l’avenir comme dimension du temps qu’il y va ici, et de la possibilité pour l’individu de s’y rapporter, et non pas, ou pas principalement, de l’ensemble des faits et événements appelés à remplir cet avenir. La représentation de l’avenir ne suffit pas à rendre le sujet capable d’agir ; c’est au contraire la capacité d’agir, telle qu’il la sent en soi, qui lui ouvre l’avenir. Or si, comme il est avéré, le sentiment d’un avenir clos est éminemment dysphorique ; si, comme il a été mentionné, l’angoisse est resserrement de l’espace et du temps ; si enfin, d’après ce qui précède, l’avenir s’ouvre à celui, et à celui seul, qui se sent attiré vers l’avant par de l’agréable et du désirable (quitterais-je jamais ma couche, si je ne me sentais comme happé par les perspectives de la journée ?), alors il est juste de dire que la perte de l’avenir rassemble en elle, au moins par un de leurs aspects, tous les symptômes mélancoliques rencontrés jusqu’ici. — Que la perte de l’avenir a rang de symptôme transversal, c’est ce que rend adéquatement l’omniprésence, dans les témoignages, de la question « À quoi bon ? » : elle exprime une tristesse, elle proclame la vanité de toutes choses, et elle traduit l’extrême difficulté à se mobiliser. Dans l’ennui mélancolique, l’espace-temps mental n’a plus cette courbure qui dissimule le précipice, et qui fait de lui l’espace-temps du désir — courbure qu’un autrui est probablement seul à même d’imprimer, et voilà pourquoi il y a, dans tout amour profond, un oubli de la mort, qu’on a juste eu le tort d’interpréter comme une promesse d’immortalité. Une thérapie bien conduite s’emploie d’abord, non pas tant à fournir au patient des moyens qu’il ne pourra appliquer que plus tard, qu’à lui restituer le sentiment de l’avenir.
De l’apragmatisme, ou incapacité à initier une action, doit être soigneusement distinguée l’aboulie, ou incapacité à prendre une décision (même si, une nouvelle fois, les deux troubles mêlent concrètement leurs effets). Car l’aboulie n’est pas, comme on le pense souvent, incapacité à « vouloir », à « désirer » (tels seraient plutôt l’apragmatisme ou l’apathie), mais incapacité à choisir, à arbitrer par un examen raisonné, entre deux ou plusieurs partis déjà formés. Symptôme bien différent des précédents, et dont la présence s’atteste clairement dans les tableaux mélancoliques.
On aurait tort également de se représenter l’aboulie sous la forme de l’inertie, de l’impassibilité. La personne aboulique ne demeure pas indifférente aux possibilités qui s’offrent à elle, elle se montre au contraire active, mobile, sollicitée qu’elle est, tour à tour, par divers partis qui, eux aussi, se modifient au fur et à mesure de la délibération. Les situations propices à déclencher l’hésitation aboulique appartiennent principalement à la vie quotidienne, car elles doivent réunir à la fois la relative équivalence des deux ou trois options ouvertes, et cependant la promptitude de la décision requise. Voilà d’ailleurs pourquoi elles engagent souvent l’ordre de succession dans lequel différentes actions doivent être effectuées.
Se laissent remarquer, dans les phénomènes d’hésitation aboulique, d’une part les continuels « passages à la puissance seconde » (pour emprunter une expression aux mathématiciens) ou les continuelles « mises en abyme » qui s’y exécutent et qui les rendent potentiellement interminables. J’hésite entre A et B, puis, me plaçant sur un plan supérieur, je récuse la raison qui me ferait préférer A, puis je conteste l’idée de me décider par des « raisons », puis enfin, « Assez hésité ! », je tente — mais en vain — de clore par arbitraire une délibération indéfinie.
Se laisse remarquer d’autre part le surgissement fréquent, et anxiogène, de représentations surmoïques au cours de tels processus de délibération : les « objections », les « reproches », que le sujet aboulique s’adresse à lui-même au cours de son hésitation — « Assez délibéré, il faut choisir, maintenant ! » — lui apparaissent souvent sous la forme d’injonctions agressives extrinsèques, cristallisant volontiers, comme il est naturel à ce type de représentations, dans des figures connues du sujet (issues de son présent ou, le plus souvent, de son passé) ; figures qui, en remplissant tour à tour, ou simultanément, la fonction de « surmoi », prennent la parole dans la psyché, et font monter ensemble, par leur rumeur assourdissante, l’effet de « hall de gare » souvent décrit par les sujets.
Par un certain de ses aspects, le phénomène de l’hésitation aboulique mériterait de s’appeler « syndrome de Pénélope », en ce qu’il conduit à revenir sur une décision une fois prise. On trouve toujours une bonne raison pour rectifier la façon dont on a agi ; s’il en est encore temps, on revient sur ses pas, annule ce qui a été fait, et recommence de la façon jugée plus efficace. Mais ce qui distingue la délibération aboulique du processus de choix habituel (d’ailleurs assez rare en réalité), c’est que, dans l’aboulie, la bonne raison se fait connaître après l’action, et qu’il ne saurait en être autrement : elle est produit, ou image (« effet » au double sens du terme français), d’une certaine pulsion à annuler, ou à détruire, ce qui a été fait, et non « parti » attrayant. Recherchant une issue, le sujet forge parfois des solutions de compromis ; mais, dans la mesure où elles cumulent les deux inconvénients, elles ne le satisfont pas davantage, et l’irritent même, par l’irrésolution qu’elle traduisent : nouveaux « passages à la puissance seconde », si caractéristiques, on l’a dit, des états abouliques.
On pourrait enfin parler, pour décrire les chaînes d’actions issues de la délibération aboulique — toutes faites de repentirs et d’oublis —, de « sérendipité psychique ». Le phénomène de la « sérendipité », bien connu en histoire des sciences, consiste à découvrir une chose alors qu’on en cherchait une autre — le mot lui-même, issu de l’ancien nom du Sri Lanka, provenant d’un conte persan diffusé en Europe par Horace Walpole, dans lequel trois princes multipliaient les découvertes par « sagacité accidentelle ». Parti pour ouvrir la fenêtre, le sujet remarque un livre dérangé sur sa bibliothèque ; il le remet à sa place, mais découvre, à cette occasion, que l’étagère sur laquelle il repose s’est légèrement affaissée ; il en cherche la cause, et la trouve dans une vis un peu déformée par le poids qu’elle supporte. Comment alléger ce poids ? — Le processus, virtuellement infini, s’interrompra sans doute sous l’effet de la tristesse occasionnée par la violence des agressions surmoïques incidentes (« Mauvaise idée que de charger ainsi cette étagère ! »), lesquelles accompagnent ordinairement les délibérations interminables (« Assez tergiversé ! »). — Mais on repère aussi, dans la structure de l’activité aboulique, la forme de l’obsession, si bien connue depuis le XIXe siècle et les récits de ces patients qui vérifient vingt fois qu’ils ont signé une lettre ou fermé une fenêtre (chez Griesinger, Ribot, Janet, etc.), tant est fréquente la comorbité, si souvent étudiée, entre les obsessions et la mélancolie.