Angoisse

L’angoisse, ou anxiété (les deux termes devant être ici considérés comme équivalents, car l’angoisse n’a pas ce pouvoir de révélation que certains métaphysiciens lui ont prêté), commence par engourdir, paralyser, bref immobiliser la pensée. Bien que je me sache avoir éprouvé souvent cet affect, bien que je le reconnaisse à ses symptômes physiques, je suis obnubilé par son contenu à chaque fois singulier, et je délaisse une forme qui, une fois reconnue, me dégagerait pourtant du contenu angoissant. — C’est pourquoi l’angoisse entre très volontiers dans des boucles de rétroaction : il m’arrive d’être moins angoissé par la chose angoissante, que par la possibilité de réagir par l’angoisse à sa présence. Savoir que je dispose, à portée de main, de la pharmacopée adéquate, suffit, n’est-ce pas ?, à m’apaiser.

Les symptômes physiques de l’angoisse ont été maintes fois décrits : les bronches se recroquevillent, un peu comme l’araignée sous la flamme. Le ventre brûle, il se rigidifie, voilà la « boule au ventre ». C’est le « ventre noué », le « plexus qui se resserre ». Une poigne invisible nous étreint la gorge. Dans certains cas paroxystiques surviennent une aérophagie, des aphtes, une extinction de voix.

L’engourdissement de la pensée consiste quant à lui, principalement, dans une difficulté à se concentrer et à calculer (à effectuer des algorithmes simples), et dans une diminution considérable et subite de l’amplitude mentale.

Ainsi, l’angoisse est une épreuve d’enfermement, à la fois dans le temps et dans l’espace. Phénoménologiquement, c’est-à-dire relativement au monde perçu par la conscience, l’horizon semble se refermer brusquement, une idée fixe imbibe le ciel comme un grand nuage d’encre ; c’est d’ailleurs par quoi l’angoisse s’apparente à l’obsession : on ne parvient plus à songer qu’à une seule chose, « unum necessarium » (disait un angoissé célèbre).

Le moment antérieur de la journée, celui qui précédait l’accident anxieux, paraît d’emblée très ancien, tant fut soudain le bouleversement dans l’ordre et la nature des préoccupations. Brisure de la continuité, effilochement du temps, de sorte que l’angoissé.e se croit reclus.e dans une toute petite cellule de durée (pourtant toujours diverse), sans plus pouvoir jeter un œil, ni en deçà, ni au-delà, de la cloison.

La métaphore de la gorge serrée, qui a donné son étymologie à l’angoisse, doit donc être affinée de l’image de la nasse, ou de la souricière. La pensée salutaire (jamais suffisante, mais salutaire autant qu’une pensée peut l’être) sera ainsi, face à l’angoisse, le refus d’être réduit à un « ceci » et un « maintenant ». « Tu es cela » est la formule, reprise par Schopenhauer aux Oupanishads, de la compassion universelle. « Tu n’es que cela » est la formule de l’angoisse.

Pourquoi, au juste, Héraclite pleure-t-il ? (Héraclite, atelier de Rubens, 1636-1638,
Musée du Prado,
source Wikicommons)

Un tel état, lorsqu’il devient permanent — ou, précisément, « chronique » —, prend la figure d’une crainte, ou même d’une haine, de l’imprévu. Pour l’angoissé.e, le monde est une rivière, où certes rien n’est stable, mais dont les rives elles-mêmes sont des rivières. Monde d’Héraclite. Mais on ne vit pas dans le monde d’Héraclite.

Cette crainte forme toutefois, avec la haine de la répétition et de la prévisibilité de toutes choses (car qui pourrait souhaiter la prolongation indéfinie d’un tel état ?), une pince qui nous enserre. L’angoissé.e souhaite que rien ne change, mais aussi que tout change.

C’est de la même façon, toute contradictoire, que l’angoissé.e redoute la précipitation (qui l’angoisse), mais abhorre l’enlisement (qui l’impatiente, comme une menace supplémentaire d’enfermement). « Je ne voudrais pas être là, dit l’angoissé.e. — Où donc voudriez-vous être ? — Je ne sais pas. Ailleurs. » Car l’angoissé.e ne peut plus avancer, ne peut plus reculer, mais ne saurait non plus demeurer où il est.