Tristesse

La tristesse consiste ici dans des idées tristes. Mais ce qu’il y a de plus remarquable dans la tristesse mélancolique, ce qui la distingue définitivement de l’affliction (où l’abaissement de l’humeur est consécutif à un événement avéré), c’est son caractère essentiellement tournant, planant (schwebend), au sens que Freud donnait à ces images. C’est-à-dire que les représentations deviennent des occasions ou des prétextes de tristesse, bien plus que des antécédents ou des causes. Ces prétextes ou occasions sont ordinairement fournis par le milieu ambiant (les ami.e.s, les normes publicitaires, les prescriptions relatives aux « âges de la vie »), de sorte que le ou la même s’affligera de ses échecs amoureux à vingt ans, et, à quarante, pleurera ses ambitions déçues. Or, comme le savait un grand mélancolique, « On passe souvent de l’amour à l’ambition, mais on ne revient guère de l’ambition à l’amour » (La Rochefoucauld, maxime 490).

Rappelons-nous la disproportion entre certains de nos grands chagrins, et les causes infimes qui leur ont donné naissance. Imitons en cela Maine de Biran, parmi les philosophes l’un des plus experts en ces matières : « Il n’est point au pouvoir de la philosophie, de la raison, ou de la vertu même, toute puissante qu’elle est sur la volonté et les actes de l’homme de bien, de créer par elle-même aucune de ces affections heureuses qui rendent si doux le sentiment immédiat de l’existence, ni de changer ces dispositions funestes qui peuvent le rendre insupportable. […] Celui qui aurait trouvé un secret aussi précieux, en agissant sur la source même de la sensibilité intérieure, devrait être considéré comme le premier bienfaiteur de l’espèce, le dispensateur du souverain bien, de la sagesse et de la vertu même, si l’on pouvait appeler vertueux celui qui serait toujours bon sans effort, puisqu’il serait toujours calme et heureux » (Mémoire sur les perceptions obscures, 1807, éd. Tisserand, p. 18-22, nous soulignons). La « source de la sensibilité intérieure » se dérobe, et se dérobera toujours, à nos efforts d’appréhension et de maîtrise ; c’est pourtant elle qui dirait le secret de notre humeur, tantôt allègre dans l’adversité, tantôt chagrine dans les succès.

Les modernes anti-dépresseurs confirment le jugement de Biran. On a tort d’y craindre des psychotropes modificatifs ou centrifuges, qui transformeraient le sujet en autre chose — même si le spectre de l’ « humain parfait » demeure présent à l’horizon —, car ils sont, au même titre que les anxiolytiques, des psychotropes restitutifs ou centripètes, qui rendent le sujet à ce qu’il serait s’il n’y avait pas les troubles. À l’observation intérieure (peu fiable en toute autre circonstance, car le moi mélancolique est inhabitable), les explications causales et les interprétations psychogénétiques se révèlent alors pour ce qu’elles sont le plus souvent, à savoir des rationalisations rétrospectives ; derrière leur voile à présent relâché, elles laissent apercevoir les mouvements incontrôlés, irraisonnés et capricieux, de ce que nous appelons notre « moral » — de je ne sais quel petit poisson qui frétillerait au fond de la tête. Il est même des situations particulièrement favorables, réunissant le calme des passions, des idées incidentes et des émotions, où les piqûres subites de tristesse et de joie qui déclenchent nos enchaînements affectifs les plus inexorables, sont perçues pour elles-mêmes, dans leur intraitable gratuité.

Qu’il n’y a rien à comprendre, rien à interpréter dans ces intermittences de l’humeur, c’est ce qu’a compris Schopenhauer, tout à la fois contemporain et rival de Biran, lorsqu’il distingua soigneusement, et radicalement, la « Volonté » (qui souffre) de l’ « Intellect » (qui interprète). Et s’il a cru trouver, dans la « chose en soi » de Kant, une expression convenable de sa pensée, c’est pour cette seule raison : de la « chose en soi », c’est-à-dire de la souffrance, il n’y a rien à comprendre, ni à expliquer, ni à interpréter.

Schopenhauer décrit, dans un poème de jeunesse totalement méconnu, le mieux-être propre au mélancolique. La seule comparaison qui vaille ici est celle d’une éclaircie, celle de nuages sur le point de se lever. Car l’éclaircie n’est pas modification des êtres et des choses — ils demeurent intrinsèquement les mêmes, tantôt menaçants, tantôt rassérénants —, mais de la qualité de la lumière dont ils sont nimbés. « Comment ai-je pu trouver le monde si laid ? », se demande le mélancolique pendant ses brefs répits. « Le monde est bien le même, et c’est donc moi qui ne savais le regarder. » Voici ces vers, recueillis à la toute fin des Parerga et Paralipomena (nous traduisons) :

Une matinée dans le Harz

Lourd de brumes, noir de nuages,
Le Harz avait un aspect morne :
Et le monde était blême. —
Alors perça un rayon de soleil,
Comme un rire,
Et tout devint joie et amour.

Le Harz près de Sonnenkappe (Wikicommons, photo Leonhard Lenz)

Il s’installe sur le versant de la montagne,
Où il demeure immobile, où il demeure un moment,
Dans une profonde et bienheureuse volupté.
Puis il s’en va vers le sommet de la montagne,
Il embrasse tout le sommet.
Comme la montagne aime le soleil !

« Et tout devint joie et amour » : comment put-il en être autrement ? Aurais-je donc rêvé ?, semble s’interroger l’apprenti poète. Si « tout » devint joie et amour, c’est que le monde (cet unique objet des méditations schopenhaueriennes ultérieures) n’a pas changé, qu’il se compose des mêmes êtres et des mêmes choses, que, seul, le regard porté sur lui a changé, et que par conséquent l’erreur trouvait son siège dans ce regard, nulle part ailleurs. Dit plus philosophiquement : le mélancolique, quand il ressent un « mieux », perd l’accès aux raisons mêmes pour lesquelles il était triste (« comment donc ai-je pu être triste ? ») : car ces raisons étaient une suite de sa tristesse, et non pas la tristesse de ces raisons. Elles ne survivent pas à la tristesse, pas plus qu’une pluie ne survit aux nuages qui l’ont portée.

Mais cette tristesse n’est pas une tristesse ordinaire plus constante. Lorsque le mélancolique parvient à éprouver la tristesse, il franchit déjà une étape vers le mieux-être. Au point qu’il peut lui arriver d’aspirer à la tristesse, au chagrin véritable, et, chose horrible à dire — plus horrible encore à constater —, de fomenter son propre malheur, pourvu que par là se dissipe la grisaille uniforme et indifférente, bannissant le plaisir et l’entrain, en quoi consiste la tristesse proprement mélancolique. Car cette dernière s’apparente davantage à une incapacité, pour l’individu, d’accéder à ses propres affects (parmi lesquels se trouve la tristesse), qu’à une affliction consécutive à un événement de la vie. La tristesse est elle aussi, nous rappelle Spinoza, une forme du désir ; il ne saurait y avoir de tristesse, là où le désir est éteint (et cela, lors même que la tristesse est, précisément, le mouvement par lequel le désir s’éteint).

Sur cette indifférence, qui est fermeture à ses propres affects, Moravia a des pages évocatrices dans le roman éponyme (quoiqu’elles fussent écrites d’un point de vue un peu distinct) : spolié par l’amant de sa mère, courtisé par la meilleure amie de celle-ci, voyant ledit amant se désintéresser d’une mère qui en conçoit une jalousie intense, élevé avec une sœur qui représente pour lui le type — inaccessible — de la femme désirable, Michele « avait besoin de haïr Leo, d’aimer Lisa, d’éprouver du dégoût et de la compassion pour sa mère, et de l’affection pour Carla : tous sentiments qu’il ignorait. [Il lui fallait se rendre] ailleurs, chercher ses propres fréquentations, ses propres lieux, ce paradis où tout (les gestes, les paroles, les sentiments) aurait une adhérence immédiate à la réalité qui serait à leur origine » (Moravia, Les indifférents, nous traduisons, empl. 4484). La perte de l’ « adhérence immédiate » entre les affects et leurs antécédents supposés, Moravia l’impute, et il a sans doute parfaitement raison, à une fatigue sociale et politique de la bourgeoisie italienne des années 1920. Mais il dépeint également, avec une admirable précision, un symptôme clair de la tristesse mélancolique, charge à ses lecteur.e.s, ensuite, d’apprécier la pertinence, et les défauts, de cette analogie politico-psychologique.

La réaction consécutive à un deuil, on le sait depuis Freud, s’accompagne souvent de symptômes analogues, le double objet du thérapeute étant alors de les discerner et de les apaiser. De nombreux patient.e.s confessent qu’à leur grand étonnement, ils ne s’attristent pas du décès de leur père, de leur mère, de tel ou tel de leurs proches, qu’ils ne parviennent pas à s’en attrister, et qu’ils préféreraient ressentir une bonne fois, en lieu et place de cette indifférence à leurs yeux monstrueuse, la tristesse que, pensent-ils, on attend d’eux. Il y a là également une manifestation si typique de cette forme de tristesse qui signale la « mélancolie », que Freud n’hésite pas à interpréter celle-ci comme une souffrance induite par l’agression du moi envers l’objet du deuil, introjecté.