Avoir une « bonne idée »

Sphère armillaire géocentrique attribuée à Girolamo della Volpaia
(vers 1530-1614), photo © 2009 IMSS (Istituto e Museo di Storia della Scienza, depuis 2010 Museo Galileo), Piazza dei Giudici 1, 50122 Firenze, Italia
Mullholland Drive de David Lynch (2001), photo empruntée au site www.mullholland-drive.net, comme toutes celles qui suivent

Pour illustrer ce fait que les théories et les explications les plus simples ne sont pas seulement les plus élégantes, mais aussi les plus vraies, il est d’autres exemples que celui, fameux, de l’héliocentrisme de Copernic éclipsant le géocentrisme ptoléméen. Le film de David Lynch, Mullholland Drive, fournit une excellente illustration de cette vérité. L’enchaînement de la première et de la seconde partie du film demeurera irrémédiablement obscur à quiconque n’aura pas saisi que la première partie est un rêve élaboré à partir des matériaux livrés par la seconde, et que celle-ci, contenant donc les seuls événements réels, renvoie, moyennant quelques flash-backs, à une chronologie survenue antérieurement à la première. Faute d’une telle perspective, la narration perd toute intelligibilité, et le spectateur, condamné à multiplier les hypothèses ad hoc et à combiner les interprétations les plus hétéroclytes, se voit astreint à forger les plus complexes « épicycles » pour rendre seulement compte des événements se succédant à l’écran — pour « sauver les phénomènes ».

Par exemple : pourquoi les principales protagonistes portent-elles, dans la seconde partie du film, des prénoms différents de ceux qu’elles portaient dans la première (Betty devenant Diana, et Camilla succédant à Rita, par un emprunt inopiné à une affiche de Rita Hayworth) ? Pourquoi la carrière de Betty, si bien engagée dans la première partie, tourne-t-elle à la déconfiture dans la seconde ? Pourquoi les traits de caractère des héroïnes apparaissent-ils, d’une partie à l’autre, non pas seulement divers, mais totalement transformés ? Betty-Diane, d’abord entreprenante et pleine d’espérances, devenant jalouse et amère ; Rita-Camilla, d’une douceur presque docile sous la frayeur et l’amnésie, se montrant dans la suite suffisante et cruelle ?

Mais pour former cette hypothèse du rêve (qui à présent fait à peu près consensus et ne présente plus rien d’audacieux, le film étant sorti en 2001), il faut faire montre de contentions d’esprit assez rares, et d’une mesure exacte dans leur usage : il faut dresser méticuleusement la chronologie des événements advenant dans la première partie, mais point trop méticuleusement ; il faut se peindre fidèlement les caractères des différents personnages, mais point trop fidèlement ; il faut relever scrupuleusement les contradictions de la narration, mais point trop scrupuleusement ; il faut consigner soigneusement les motivations probables de chacun d’entre eux — bref raisonner en détective (car ce film est aussi un polar) —, mais point trop soigneusement ; il faut donc tendre et concentrer son esprit, simultanément ou successivement, sur un ou plusieurs points à l’exclusion des autres, mais ne le détendre complètement nulle part, pour ne pas rompre la concaténation de toutes les parties. De plus, il faut se rappeler le grand intérêt toujours porté par Lynch au phénomène du rêve, intérêt si grand qu’on pourrait faire de sa quête, depuis Eraser Head jusqu’à Inland Empire, en passant par Twin Peaks et Lost Highway — Une histoire vraie faisant figure de contre-épreuve au milieu de l’œuvre-expérimentation —, une tentative, non pas seulement de représenter le rêve, mais de conférer au film, entendons-le bien, le mode d’être du rêve : car la fiction est, pour Lynch, de nature onirique. Il faut connaître ensuite, même si Lynch s’est aussi peu ouvert sur ce sujet que sur les autres, l’attention portée par le réalisateur à la psychanalyse. Il faut se souvenir, enfin, des mécanismes de production d’un rêve chez Freud, car ce sont ces mêmes mécanismes dont use, chez Lynch, un cinéaste pour produire un film : le déplacement (« Camilla Rhodes », le nom de l’amante, devient celui d’une chanteuse de variétés remportant un rôle autrefois convoité par la rêveuse),

« Camilla Rhodes »

la condensation (dans le prénom « Diane », celui de la rêveuse, coïncident la mystérieuse victime d’un accident de voiture peut-être prémédité, et une serveuse de chez Winkie’s),

et la réalisation nocturne d’un désir diurne réprimé ou désormais irréalisable (accession rapide de Diane, en réalité condamnée aux seconds rôles, à une carrière hollywoodienne brillante, consommation de l’acte sexuel entre Diane et Camilla, vengeances de Diane à l’égard d’Adam Kesher et de Camilla devenus amants, humiliation de Mme Kesher mère qui dans la vie réelle a mortifié Diane, etc.).

Il est certes contraire à l’intention du réalisateur, mais instructif quant à son procédé même, de regarder Mullholland Drive en commençant par la fin. On y éprouve ainsi le plaisir spécifique de l’éclaircissement subit, ce qui pourrait s’appeler la « jouissance de l’intellection » (jouissance qui en entraîne certain.e.s vers la philosophie, et qui fut peut-être, à un degré inouï, celle des contemporains de Copernic). Mais on y ressent également, pour la plupart d’entre nous, un certain dépit rétrospectif, celui de ne pas avoir deviné, soi-même, la juste interprétation du film : ce dépit est cependant voué à s’effacer bientôt, chez les personnes point trop vaniteuses, devant la conviction que les meilleures idées surgissent des conversations, et que l’intelligence n’est que secondairement le fait d’individus.