Les points d’incompatibilité en philosophie

C’est une chose excellente, en histoire de la philosophie, que de chercher des points d’accord entre les auteur.e.s. On maximise ainsi ses chances de rencontrer le vrai. Mais c’en est une plus excellente encore, que de chercher les points de désaccord : on se trouve par là, au terme de l’exercice, deux fois plus riche en idées vraisemblables qu’on ne l’était au début.

Soit le débat entre Locke et Leibniz au sujet du problème dit « de Molyneux », réduit en dialogue par ce dernier dans les Nouveaux essais sur l’entendement humain : un aveugle-né qui vient de recouvrer la vue, mis en présence d’un globe et d’un cube, saura-t-il indiquer ce qui est globe et ce qui est cube ? Impossible pour Locke, possible à certaines conditions pour Leibniz. C’est que Locke pose la question de l’origine de nos idées — sommes-nous en possession de telle ou telle idée, par exemple celle du globe ou du cube, et si oui, par quel canal l’avons-nous acquise ? —, tandis que Leibniz considère la composition de nos idées. D’où sa réponse étonnante à Locke : « j’avoue qu’il [l’aveugle-né ayant recouvré la vue] ne s’avisera pas d’abord de penser que ces espèces de peintures qu’il s’en fera [c’est-à-dire : du globe et du cube] dans le fond de ses yeux […] représentent des corps » ; néanmoins, une fois conduit à s’en apercevoir, il discernera lequel est un globe, lequel est un cube, parce que « dans le globe il n’y a pas de points distingués du côté du globe même, tout y étant uni et sans angles [tout les points y étant équivalents], au lieu que dans le cube il y a huit points distingués de tous les autres [il y a huit points particuliers, les huit sommets du cube] » (Nouveaux essais, II, chapitre IX, § 8, éd. Brunschwig). Cette réponse étonne, parce que Leibniz se donne un aveugle géomètre, et même un aveugle analyste des idées, capable de distinguer une idée plus complexe (un solide pourvu de huit points particuliers) d’une idée moins complexe (un solide dépourvu de tout point particulier à l’exception de son invisible centre). Mais elle exprime parfaitement la perspective qu’il adopte, de même que l’attitude lockéenne cristallise très naturellement dans la question de la présence, ou de l’absence, de telle ou telle représentation dans l’esprit du sujet. C’est que Locke, suivant ici une voie cartésienne, définit la vérité d’une idée, ou plutôt la distinction d’une idée, comme présence, là où Leibniz la conçoit comme être-analysé — pour parler plus justement : comme analyse effectuée, en acte, produite une fois par l’esprit du percevant. Voilà pourquoi Leibniz insiste tant sur la question de l’ « aperception » et sur l’acte, spontané ou induit, de « s’aviser » d’un état de fait (c’est une chose de percevoir, c’en est une autre de « s’apercevoir » de ce qu’on perçoit) ; tandis que Locke, plus fidèle à la leçon de Descartes, raisonne en termes de « tout ou rien » : ou bien une idée est donnée (dans l’esprit de l’aveugle-né), ou bien elle ne l’est pas. Descartes voyait, dans l’idée claire, une idée déjà vraie, car la vérité est présence (or la présence peut admettre un contraire, l’ « absence ») : la distinction n’était que distinguante, puisqu’elle permettait à l’esprit de distinguer entre deux objets (ou deux vécus) similaires. Alors que pour Leibniz, cette présence qu’est la clarté ne suffit pas à rendre l’idée vraie, il faut encore qu’elle soit analysée (c’est-à-dire : que ses parties constitutives apparaissent nettement à l’esprit), et voilà ce que désigne pour lui le mot de « distinction ». Une analyse contient des degrés d’approfondissement (jusqu’à ce degré ultime et suffisant que Leibniz appelle « adéquation »), et ces penseurs du « oui ou non » (sic et non) que sont Descartes et Locke sont lus ici, avec Leibniz, par un théoricien de l’ « à quel degré ? ».

En règle générale, rien n’illustre de façon plus éclatante la divergence entre deux approches philosophiques, que les exemples choisis de part et d’autre : s’agissant des idées claires et confuses, Descartes prend celui de la douleur (on peut éprouver une vive douleur sur un champ de bataille, mais en se méprenant, l’angoisse aidant, sur la localisation de la partie lésée), Leibniz, celui des sentiments esthétiques (un poème ou un tableau peut, quoique par un « je ne sais quoi » que nous ne saurions exprimer, nous déplaire fortement, et à l’inverse le plaisir musical tient pour ce philosophe à un calcul exact que, sans pourtant s’en apercevoir, l’âme exécute). Pour l’historien.ne de la philosophie, il est impossible de remonter ou de creuser au-delà de l’antagonisme ou de la diversité de ces exemples. Là s’arrête du moins sa tâche propre, et là commence, pour qui veut s’y atteler, celle, extrêmement exaltante aussi pour les philosophes mêmes, de l’histoire des institutions, de l’histoire des arts, de l’histoire des religions, de l’histoire des « manières de sentir », de l’histoire des mathématiques, ou celle de très nombreuses histoires encore. — Car enfin, de quels éléments strictement philosophiques (en l’occurrence : concepts et démonstrations) disposerait-on encore, pour expliquer comment les uns prisent l’analyse, comment les autres s’étonnent de la présence ? On ne saurait faire autrement, en revanche, que de rappeler, ici, que Leibniz est, en mathématiques, l’un des inventeurs du calcul infinitésimal, méthode pouvant être décrite comme consistant à analyser le continu ; qu’il a aussi témoigné le plus vif intérêt pour l’invention toute récente du microscope ; que le motif littéraire du « je ne sais quoi » tient une place de choix dans les poétiques baroque puis classique ; on peut ensuite opposer l’époque guerrière, celle du premier XVIIe siècle, où Descartes exerçait la profession de soldat, à l’époque post-westphalienne, certes encore tourmentée, où Leibniz effectuait des missions diplomatiques (dont il tirait des leçons de méthode pour résoudre les controverses théologiques).

Bref, l’approche préconisée ici s’efforce de dégager des singularités, des incompatibilités, bien plus que des traditions ou des constantes. Pour le dire d’une formule peut-être excessive, mais accusant bien la distance entre cette conception de l’histoire de la philosophie et celle qui, pouvant se prévaloir de sa très noble ascendance platonicienne, fait autorité dans les études spécialisées, ce qui est porteur de signification, ce sont moins les dialogues, que les dialogues de sourds. Il y a toujours un point, ou des points, extrêmement précis et très précisément situés (de sorte que les erreurs de localisation sont fréquentes), où deux (voire plusieurs) philosophes cessent de s’accorder, parce que, pour des raisons le plus souvent extra-philosophiques (dont certaines viennent d’être mentionnées), ils ne le peuvent plus, ou, s’ils venaient de nouveau à le faire, alors ils auraient d’ores et déjà abdiqué l’audace et la nouveauté de leur apport. Le rôle de l’histoire de la philosophie est d’indiquer aussi exactement que possible le lieu de ces désaccords, sur la grande carte des doctrines.

Une telle conception, cependant, ne s’apparente en rien à une vision « atomisante » du champ de la philosophie. Ce n’est pas parce qu’on se met en peine des désaccords locaux, qu’on considère chaque pensée comme une construction auto-suffisante. À partir de chaque point d’incompatibilité une fois repéré, il devient au contraire possible de tracer, vers l’amont et vers l’aval, une ligne partageant l’histoire de la philosophie en deux parties, ligne qui a le mérite, sur les démarcations le plus souvent adoptées (rationalisme / empirisme, idéalisme / réalisme, dualisme / monisme, etc.), d’étirer chaque question, au lieu de scinder l’histoire de la pensée en blocs doctrinaux au sein desquels une réponse à toute question aurait déjà été prévue. En philosophie, il y a ceux pour qui la vérité est affaire de présence, et ceux pour qui elle est affaire d’analyse ; en philosophie, il y a ceux pour qui la connaissance est intuitive, et ceux pour qui elle est discursive : rien n’oblige à superposer les deux lignes (Pascal penseur des évidences du cœur mais aussi penseur du Dieu caché, Hegel penseur de la médiation mais aussi adversaire de l’analyse), ni non plus à les faire perpendiculaires (comme s’il s’agissait simplement de produire une combinatoire), de sorte que c’est dans l’enchevêtrement complexe de toutes ces lignes (au nombre virtuellement infini) que se décide la possibilité de caractériser, avec la justesse requise, le contenu de chaque pensée.