Vie et doctrine des philosophes

Il ne sera pas inutile de revenir, avec beaucoup d’autres, sur le vieux problème du rapport entre la vie des philosophes, parfois si excentrique, et leur doctrine. On y voit ordinairement un rapport de conditionnement univoque, comme si la doctrine était l’effet, le résultat ou le produit d’une certaine perception pathologique de la réalité, quand il lui arrive de survenir chez des individus bien doués pour les travaux de l’esprit et suffisamment formés pour les mener à terme. Cette conception, qui certes peut s’appliquer à quelques cas éminents (dont celui, bien enchevêtré pourtant, de Schopenhauer), reçoit un démenti toutes les fois que l’on s’avise qu’un grand tenant de la joie et du plaisir fut également un grand mélancolique (Spinoza, Nietzsche) ou un grand souffrant (Épicure, Montaigne). Plusieurs contre-exemples sont même fournis par des penseurs au naturel allègre et bienveillant, qui, comme Hume, Diderot ou Bergson, ont développé des morales des passions « calmes » et des émotions altruistes (la joie vaut moins par ce qu’elle me donne, que par ce que j’en transmets). De telle sorte qu’il faudrait inverser le rapport habituellement établi entre tempérament et philosophie, et se demander, non plus de quelle singularité ou bizarrerie une doctrine est l’expression, mais de quel tourment elle est, avec les expérimentations successives censées accroître son efficacité, le remède escompté.

Mais, si nous éprouvons tant de mal à nous défaire de la causalité monolinéaire dans ces — si particuliers il est vrai — problèmes de psychologie intellectuelle, c’est, pourrait-on conjecturer, que nous demeurons imbus d’une conception de la pathologie psychique comme délire. Or, un domaine entièrement nouveau a été ouvert à la psycho-pathologie — ainsi, il faut bien en convenir, qu’au contrôle social — lorsque Pinel et Esquirol, dans les premières années du XIXe siècle, ont définitivement établi qu’il peut exister (ou qu’il existera désormais) une mania sine delirio, une manie sans délire (appelée aussi « folie lucide », « folie raisonnante », « monomanie », selon les diverses dénominations et les différents partages conceptuels adoptés par ces auteurs et par leurs successeurs).

Si maintenant on en revient à ces marottes, rituels et autres protocoles qui remplissent la biographie de la plupart des philosophes et font le comique inimitable de certaines d’entre elles, alors on incline à reconnaître qu’il existe bien un rapport, quelle qu’en soit la nature, une sorte de lien, de parenté, entre l’anxiété avérée d’Auguste Comte (qui mesurait sa ration journalière de petits pois) et l’extrême systématicité de sa pensée ; ou entre le goût très prononcé de Kant pour les lois en matière de philosophie théorique et pratique, et sa propension à s’en prescrire dans la vie quotidienne.

Mania sine delirio : considérons dans cette perspective (et dans d’autres semblables) la vie et la doctrine des philosophes, on découvrira alors des liens combien plus fins, combien plus insoupçonnés, que ceux que l’on produit habituellement, quand on déclare avec superbe (quoique non pas toujours sans bien-fondé) qu’une philosophie triste n’atteste que la tristesse de son auteur, et — plus gravement — qu’une philosophie joyeuse ne peut émaner que d’un penseur superficiel.