Ombilics
Il est impossible de reporter, sans distorsion, une figure bi-dimensionnelle sur une surface sphérique ou sphéroïde. D’où l’inexactitude irrémédiable des planisphères terrestres, d’où, aussi, l’impossibilité de faire tenir un objet sphérique dans une feuille de papier sans laisser apparaître un nœud, une tresse ou un entortillement, qu’on aurait préféré dissimuler. Chez un être vivant dont l’enveloppe est la peau, ce point s’appelle « nombril » ou « ombilic ».
Un jour que Zeus cherchait à déterminer le centre du monde, nous dit un mythe grec, il manda deux aigles dans des directions opposées ; ceux-ci se rejoignirent sur un rocher de Delphes, qui par là même devint omphalos (d’où le prénom « Omphale »), umbilicus mundi. Si par extraordinaire un courant aérien venait à se déployer autour du monde, renchériraient les météorologues modernes, il finirait par se heurter lui-même et engendrer, au point de rencontre, un cyclone, une tornade.
À en croire Freud, aucun rêve ne peut être intégralement expliqué, un élément subsiste toujours qui, s’il était éclairci, ferait tomber l’explication du reste. C’est l’ « ombilic du rêve », selon les mots de la Traumdeutung : à la fois point obscur et centre névralgique, il est le support sur lequel le rêve tout entier repose. Ainsi, écrit Freud interprétant le rêve de l’ « injection faite à Irma », « Chaque rêve a au moins un point où il est insondable, en quelque sorte un ombilic (Nabel) par lequel il est en corrélation avec le non-connu » (L’interprétation des rêves, II, p. 116, n. 1, trad. Laplanche, Bourguignon, Cotet et alii). Freud, amorçant plus loin une explication théorique, mais bien isolée, du phénomène ainsi découvert, l’affirmera en tout cas sans ambages : c’est précisément ce qu’il y a de plus propre, de plus particulier, de plus intime, à la personne qui rêve, qui est le moins enclin à se produire au dehors (qui est le plus « inconscient »). Ainsi, « Dans les rêves les mieux interprétés, on doit souvent laisser un point dans l’obscurité, parce que l’on remarque, lors de l’interprétation, que commence là une pelote (Knäuel) de pensées de rêve qui ne se laisse pas démêler, mais qui n’a pas non plus livré de contributions supplémentaires au contenu du rêve. C’est alors là l’ombilic du rêve, le point où il repose sur le non-connu. Les pensées de rêve auxquelles on arrive dans l’interprétation doivent en effet, d’une manière tout à fait générale, rester sans achèvement et déboucher de tous côtés dans le réseau inextricable de notre monde de pensées. D’un point plus dense de cet entrelacs s’élève alors le souhait de rêve, comme le champignon de son mycélium » (ibid., chapitre VII, p. 530, nous soulignons). L’ombilic, le « champignon » d’aspirations où se nouent tous les filaments de pensée qui lui donnent naissance — une métaphore déjà présente dans le « Knäuel » —, est tellement propre et personnel, tellement nécessaire aussi pour qu’il y ait seulement rêve, que Freud, conformément à sa définition générale de l’activité onirique, l’identifie au souhait que réalise, de façon détournée, le rêve. Et c’est pourquoi la bonne interprétation, l’interprétation juste, pertinente ou exacte, ou transférentiellement efficace, du rêve, ce n’est pas celle qui efface tout point d’inintelligibilité (car tout comprendre, ici, serait ne rien comprendre, par évaporation de l’objet à comprendre, et du sujet qui l’a porté) ; c’est celle qui l’aperçoit au bon endroit — ou aux bons endroits, puisque, nous laisse entendre Freud, un rêve peut posséder plusieurs ombilics.
Il en irait de l’interprétation des rêves comme il en va de la pensée : si elle était absolument précise sur tous les points, alors elle ne le serait jamais sur aucun. Dès lors, philosopher, ne serait-ce pas, entre autres choses, partir en quête des « ombilics » du monde actuel, et en dresser la carte (provisoire) ?
Certains procèdent déjà ainsi en métaphysique. Il y a un ombilic de l’apparence, disent les réalistes : car si tout était apparence, alors plus rien n’ « apparaîtrait », et plus rien ne serait apparence. — Il y a un ombilic de l’ordre, affirment, avec beaucoup de vraisemblance, certains sceptiques : car, quelque ordre que vous puissiez imposer au réel, il vous faudra réserver une place à tout ce qui s’y montre réfractaire, et, plus votre ordre sera strict, plus vaste sera ce lieu du désordre (un peu comme ce tiroir dans lequel, après un emménagement, nous finissons par remiser tout ce qui n’a pas trouvé de rangement évident) ; voilà pourquoi l’idée de « totalité ordonnée », l’idée de « kosmos », est destructrice d’elle-même.
Umberto Eco, déconsidérant tous ceux, les « diaboliques », qui cherchent l’ « Omphalos, l’Umbilicus Telluris, le Centre du Monde, l’Origine du Commandement » où s’entrechoquent les « forces telluriques » après avoir effectué le tour de la planète (Le pendule de Foucault, Grasset, p. 460), lance quant à lui l’hypothèse, narrativement et philosophiquement stimulante, suivant laquelle le point critique, nodal, le « Pôle mystique », s’il existe, est à trouver, non dans l’espace (comme le croient ceux, les mêmes, qu’obnubile le pendule de Foucault), mais, schème théorique à la limite du pensable, dans le temps, et dans le temps d’une vie — celle par exemple de Jacopo Belbo faisant retentir sa trompette vers le ciel en l’honneur d’un groupe de partisans tombés au combat (ibid., p. 643). Ombilic d’une vie, lequel, remarque Eco se souvenant peut-être de Freud, est de ce fait à même d’exister au pluriel.