Les philosophes et les définitions
Une autre question qui a beaucoup divisé les philosophes, question dont la réponse est lourde de conséquences sur la pédagogie de la philosophie, est de savoir s’ils sont tenus de définir toutes les notions auxquelles ils ont recours, ou certaines d’entre elles seulement. Descartes tient qu’il y a des notions si claires par elles-mêmes, qu’on ne saurait que les obscurcir à vouloir les définir ; Leibniz, pourtant, se mettra en peine de démontrer que 2+2=4, et Hegel conclura qu’aucune vérité n’est « immédiate » : c’est une pensée « paresseuse », proclame Hegel avec dédain, que celle qui croit à l’ « immédiat », et toute vérité s’atteint par des étapes inter-médiaires, de sorte que le plus im-médiat même, la perception sensible par exemple, est déjà le résultat d’un long, très long processus d’élaboration et de mise à disposition.
Peut-être faut-il voir là, toutefois, la joute formidable de penseurs ambitionnant de fonder le système du monde — ou de montrer que le monde, s’il fait vraiment système, exclut tout fondement autre que lui-même —, ambition que personne, aujourd’hui, n’aurait l’impudence de faire sienne (si elle vise seulement, comme on peut l’avancer avec vraisemblance, à déterminer si Dieu, pour le penseur, doit être pris comme un principe, ou comme un résultat).
Comment les peintres procèdent-ils ?
Brueghel ne détaille évidemment pas chacun des personnages qui vaquent à leurs occupations hivernales (ceux qui chassent,
ceux qui patinent,
ceux qui ramassent du bois,
etc.). Il concentre notre attention sur les chasseurs du premier plan (auxquels le tableau doit son titre), et suggère le reste par quelques taches sombres, rudimentaires mais suffisantes pour nous permettre de discerner les autres activités qui se déroulent à l’arrière-plan, et les différents types d’êtres (animaux, humains de divers âges et de divers sexes) qui s’y livrent. Quel étrange effet, si Brueghel eût représenté, jusqu’en sa plus infime particularité, le personnage qui tire une charrette vers le fond de la toile, et n’eût laissé, en fait de chasseurs, que deux à-plat au premier plan ! Toile très inachevée ? Jeu formel d’un.e peintre contemporain.e, qui inspirerait par là d’intéressantes réflexions sur la subversion possible de la représentation de l’espace au début de l’ère moderne ?
Pour peu qu’il ou elle ait renoncé à fonder le système du monde, le philosophe peint toujours une région du réel, une scène, un paysage, un portrait. Il y a, pour lui, des concepts à définir, et des concepts qui peuvent se passer de définition (au moins provisoirement, au moins pour cette toile), parce qu’ils constituent l’arrière-plan indispensable, sans lequel aucune scène, aucun portrait, aucun paysage même, ne saurait trouver son relief — le fond sur lequel ils doivent se détacher. Il est ainsi d’une grande injustice, de la part d’un.e enseignant.e, de demander à son étudiant.e. de détailler avec minutie chaque arbre surgissant à l’arrière-plan.
Le concept de l’angoisse, les Miettes philosophiques et le Traité du désespoir de Kierkegaard, en nous abandonnant in medias res dans des controverses théologiques entièrement oubliées ou dans des problèmes psychologiques encore à naître, ont pourtant ouvert un nouvel avenir à la philosophie, qui peut désormais s’adonner au jeu maîtrisé de la confusion entre les plans, desquels il ne suffit plus de dire, en maître d’école, qu’ « ils doivent être soigneusement distingués », mais aussi, qu’ils peuvent faire surgir le sens par leur indistinction même, ou par leur interversion.
Ajoutons qu’en philosophie, comme peut-être en peinture, il y a les objets et les représentations que l’on voit, et, si l’on peut dire, les objets ou représentations par le moyen desquels on voit. Les premiers, contrairement aux seconds, gagnent à rester un temps confus et indistincts, car s’ils ne l’étaient plus, notre intérêt tomberait, le « problème à résoudre » s’évanouirait, plus rien ne nous pousserait à la pensée. Les seconds servant proprement d’instruments à l’investigation philosophique, les premiers forment son terme ou sa fin, et, s’ils doivent accéder à la clarté, ce ne peut être qu’en dernier lieu. Voilà pourquoi un.e philosophe met parfois longtemps avant de savoir ce qu’il a, au juste, pensé. Et quand il en vient à le savoir, c’est qu’il est déjà occupé.e, au-delà, en deçà ou à côté, à penser autre chose. Deleuze et Guattari, préférant ici l’analogie musicale à l’analogie picturale, différenciaient le « cri », concept à partir duquel on pense et qui pour cette raison ne saurait être défini d’emblée, et le « chant » articulé, concept une fois pensé, qui seul peut s’accommoder d’une définition. Sur quoi on pourrait encore renchérir, cette fois par une énigme optico-mathématique : notre pensée, si elle était absolument précise sur tous les points, le serait-elle jamais sur aucun ?