Sur la pulsion à photographier. Et sur les musées de peinture
La diffusion des smartphones, et de leurs appareils photo et video intégrés très performants, a aiguisé le goût de photographier et de filmer. À la question de savoir pourquoi il en va ainsi, la réponse n’est pas nécessairement évidente. La constitution de répertoires de souvenirs visuels, occasions de remémorations affectives, sonores, olfactives, etc., offre sans doute une explication trop partielle. Car peu d’entre nous consultent ensuite, et moins encore font consulter, ce type de répertoires trop rapidement pléthoriques. Certainement une aspiration plus profonde, d’ordre « pulsionnel », est-elle à retrouver derrière de tels usages : sur cette aspiration comptent ceux qui conçoivent ces appareils, et les commercialisent. Une sorte de pulsion phagique, à avaler, à s’approprier les objets par ingestion, par assimilation, est peut-être en cause ici, pulsion qui s’avérera d’autant plus pressante que, dans notre esprit, les objets en question seront bientôt voués à se dérober (comme il arrive lorsque nous visitons une contrée reculée ou un pays lointain).
Et si c’était même tout l’inverse ? Parler ici de « pulsion phagique », c’est faire de la captation photographique (ou vidéographique) un prolongement de la perception. Et si l’on devait y voir, au rebours, un substitut à la perception, ou, mieux encore, une anti-perception, un moyen réactif, « ab-réactif » comme dirait la psychanalyse, pour se dispenser de percevoir ? Nous photographions, parfois, pour ne pas avoir à regarder. On voit souvent des visiteur.e.s de la galerie italienne du Louvre, rassasié.e.s par la proximité trop grande des toiles aux provenances trop diverses qui s’y trouvent rassemblées — quelques pas seulement séparent Ghirlandaio et Rosso Fiorentino, Raphaël et le Caravage : combien plus agréable à cet égard est la Galleria degli Uffizi —, se résoudre, quelle que soit leur bonne volonté et quelle que soit leur connaissance des diverses écoles de peinture, à photographier ce qu’ils n’ont plus l’endurance de considérer séparément. Voulant peut-être se mettre en règle avec les conseils, suggestions et injonctions qu’on n’aura pas manqué de leur prodiguer, ils — photographient.
Trois recettes pour visiter un musée (que l’on mettra à l’épreuve avec profit, par exemple, à Milan, dans la Pinacoteca di Brera) : en faire d’abord le tour (non sans en avertir les gardien.ne.s de salle !) ; s’autoriser, se contraindre au besoin, à contourner quelques incontournables ; et ne jamais s’attarder plus d’une heure, deux heures au maximum. D’où une quatrième règle, facultative celle-ci, car très difficile d’application : on commencera toujours par la deuxième visite.