Le temps des mondes possibles
L’idée de « mondes possibles » suppose le temps, et par là même, le monde réel. L’horloge a déjà démarré. Car en l’absence du temps, il serait impossible, même à Dieu, de passer en revue les mondes possibles, et donc de constater qu’ils sont seulement plusieurs.
Dans l’épisode « Monday », de la sixième saison d’X-Files (6:14), Pam ne revit indéfiniment le même « lundi » que parce qu’elle noue, en les vivant successivement, chacun de ces « lundis » les uns aux autres, lundis qui contiennent tous une petite différence autorisant à espérer, « cette fois enfin », une issue heureuse ; et si Mulder réussit, en fin d’épisode, à transformer la conclusion catastrophique habituelle (conclusion « infernale », selon les mots de Pam) en un dénouement supportable, c’est qu’il parvient, à la faveur de réminiscences vécues sur le mode (narrativement peu justifiable) du « déjà-vu », par pénétrer à l’intérieur de cette temporalité résolument unique qui correspond à la conscience de Pam.
Dans Black Mirror, l’épisode interactif intitulé « Bandersnatch » (diffusé sous forme de film) nous invite à parcourir nous-mêmes, au gré de nos propres décisions appliquées sur l’écran (devenu console de jeux), une arborescence d’histoires possibles où se démènent les personnages. Le fait narratif le plus important (transversal à toutes les branches de l’arbre) a lieu lorsque Stefan, le principal protagoniste (atteint de troubles paranoïaques remplissant la même fonction scénaristique que les réminiscences de Mulder), découvre qu’il est « manipulé » — par une entité qui n’est autre, on l’aura compris, que le spectacteur. Celui-ci, par la succession de ses propres choix, donne vie à une gamme de possibilités qui, sans cela, ne seraient plus les « possibilités » diverses d’un même film, mais plusieurs films en mal de projection, une simple vidéothèque bien rangée. Jusqu’à ce que le spectateur soupçonne, nouveau renversement, que ses propres résolutions, tout au long d’un épisode qui ne saurait avoir de « fin » à proprement parler, furent à leur tour inspirées, comme soufflées, par des scénaristes dont l’intervention même, constitutive de l’existence du film, suffit à attester que des « possibles » ne trouvent jamais de lieux simultanés, mais toujours successifs. Le Dieu de Leibniz existe dans le temps, donc dans le monde, donc ne crée pas le monde.
On en conçoit une suspicion envers un certain type de raisonnement suivi parfois par les cosmologistes contemporains (et avant eux, par les théologiens classiques). Ce raisonnement consiste à dire : Parmi tous les univers possibles, un univers où étaient réunies toutes les conditions pour que la vie, ou la conscience, ou l’être humain, advienne (conditions extrêmement nombreuses et extrêmement exigeantes), cet univers était extraordinairement peu probable. Donc, etc. — Pourquoi ne pas dire, tout simplement, que ce monde existe, et que s’il n’existait pas, il n’y aurait pas non plus — et pour cause — de « mondes possibles » ?