L’ « ABC » des affects musicaux
La grande puissance de la musique sur les affects humains (rapportée, par exemple, à celle de la peinture, de la sculpture, de la littérature même, et en dépit de tous les contre-exemples qu’on pourra bien faire valoir) est à la fois réjouissante et effroyable. L’effroi culmine assurément dans le souvenir du rôle joué à Nuremberg par la musique wagnérienne. Mais point n’est besoin de monter jusqu’à ces extrêmes : il n’est que de constater comment, dans le développement psychique de nombreux.ses adolescent.e.s, la musique, en suggérant vêtements, amitiés, modes de vie et aspirations existentielles, fournit les pôles identificatoires requis, dans l’Occident industrialisé, par cette époque de l’existence.
C’est un fantasme ancien, et proprement fascinant — suscitant à la fois le désir et la crainte —, que d’établir un « ABC des affects musicaux », comme Fichte rêvait, dans les Discours à la nation allemande (contexte évidemment afférent au présent propos), d’arrêter, avec Pestalozzi, un « ABC des sensations ». Quelle mélodie, quel rythme, quels timbres instrumentaux, quels accords, ou, de manière plus pertinente, quels enchaînements d’accords — car rien n’est, en musique occidentale depuis la fin du Moyen âge, affectivement plus puissant qu’un enchaînement d’accords —, sont propres à éveiller, chez celles et ceux qui sont accessibles au sentiment musical (tou.te.s ne l’étant pas), telles ou telles émotions, dispositions d’humeur, résolutions ? Le philosophe Bernard Sève, dans L’altération musicale (2002), retrace le grand effort théorique et poïétique qui, sous le nom de « théorie des affetti », fut consenti par les XVIIe et XVIIIe siècles (transposant, à l’écart de la musique modale grecque, un vieux projet platonicien) pour répondre à cette question : Mattheson, Rousseau, Mersenne, Rameau, Couperin, etc. Il ne s’agit pas seulement, tant s’en faut, de musique « à programme » — quel instrument, quelle mélodie, peut le mieux imiter le chant du rossignol ou le murmure de la rivière, se demandera Beethoven dans la Symphonie pastorale ? — ; car on vise bien à mettre au jour une série de correspondances naturelles entre tel ou tel phénomène sonore, et telle ou telle passion humaine, correspondances sur lesquelles pourrait dès lors jouer, voire intervenir, le compositeur-rhéteur. Quiconque d’ailleurs fut initié à l’harmonie peut faire, dans un état de demi-sommeil, cette expérience, à l’audition d’une pièce déjà connue ou même nouvelle : un choix de timbres, la répétition de tel motif rythmique ou une cadence sur la dominante — mais surtout, faut-il y insister, un enchaînement d’accords caractéristique et reconnaissable, tel par exemple que la consécution entre l’accord de septième de dominante et l’accord mineur construit sur la sensible —, revêt sur le sujet une signification déterminée, indubitable, au point qu’il se demande comment il put jusqu’alors la méconnaître. Signification qui, comme tout songe, s’estompe au cours du réveil, mais qu’il est loisible, pour quiconque est curieux de ces phénomènes, de consigner sur un carnet — une contribution individuelle à l’ « ABC des affects musicaux ».
Mais de quel pouvoir exorbitant le compositeur-rhéteur ne serait-il pas investi, si un tel projet venait un jour à se parachever scientifiquement ! De quel contrôle des âmes, similaire et complémentaire de celui exercé par les thymo-régulateurs et les anxiolytiques (tout aussi bénéfique et tout aussi effroyable, tout aussi fascinant, et pour les mêmes raisons), les humains de l’Occident industrialisé ne devraient-ils pas se garder !
À ce qu’on sait de lui, Spinoza n’était guère sensible à la musique (voir, dans l’Éthique, la préface de la quatrième partie). Il est pourtant permis de voir une confirmation éclatante de sa grande thèse sur les affects — il n’existe que deux types de désir, la joie et la tristesse — dans le fait qu’il n’existe que deux régimes du propos musical, le mode majeur et le mode mineur (relativement aptes, mais pourquoi ?, à exprimer la joie et la tristesse). — À moins que Spinoza n’ait transposé sur le plan affectologique, en codifiant l’opposition entre joie et tristesse, un courant irrésistible de l’évolution musicale, tendant, après l’extinction des musiques modales grecque et monachale-conventuelle, à une dualisation des significations sonores (la validation d’une telle hypothèse exigerait une prise en compte des affectologies cartésienne, et déjà stoïcienne, qui partageaient le champ affectif selon un principe hédonique). Toujours est-il que la musique savante occidentale (du moins jusqu’à l’abandon schönbergien de la tonalité vers 1910), et les nombreuses musiques populaires qui lui sont apparentées (la pop, le rock, le punk, la house music, à l’exception du blues et du jazz post-coltranien), reposent, avec l’opposition majeur-mineur, sur une dichotomie musicale-affective qui fait mystère — qui a rang de factum sensibilitatis, de fait (historiquement et géographiquement advenu) de la sensibilité —, dichotomie dont seuls Spinoza et certains de ses émules, en l’inscrivant au fronton de la théorie des affects, ont su prendre la mesure.
Un autre fait de la sensibilité musicale (historiquement et géographiquement advenu) est la prépondérance, aussi bien comme opérateur affectif privilégié que comme principe d’organisation du propos musical, de la cadence parfaite, ou, tout au moins, de l’enchaînement systématisé (admettant parfois des retards aménagés) entre les accords de septième de dominante (ou simplement de dominante) et les accords parfaits (majeurs ou mineurs, éventuellement enrichis). Pourquoi un tel privilège, d’ailleurs non exempt de contestations (la cadence plagale, par exemple, ayant subsisté longtemps après le Moyen âge, jusqu’aujourd’hui), pour cette séquence dans la musique occidentale moderne ?
Lorsqu’on invoque un élément acoustique objectif (comme la distribution en hertz des harmoniques naturels), on a encore en charge d’expliquer pourquoi l’oreille moderne occidentale se sent plus à son aise quand la superposition d’ondulations élémentaires est calculable en fractions simples, mal à son aise quand elle se résout en fractions compliquées. Comment, autrement dit, l’oreille occidentale moderne en est-elle venue à se sentir « tendue », ou « en attente », quand elle perçoit l’accord de septième de dominante, et « détendue », « satisfaite », « apaisée », « reposée » (au sens où le repos succède au mouvement), quand vient l’accord parfait ?
Face à de telles questions, seule une philosophie des affects est de nature à proposer, sinon une réponse, du moins une conjecture. C’est Schopenhauer qui a pris ces questions le plus au sérieux, au point qu’il les a placées, de son propre aveu, au centre même de sa pensée. Car si la satisfaction affective à l’accord parfait, si le malaise affectif à l’accord de septième, semblent un fait, c’est-à-dire un mystère, c’est peut-être qu’il n’y a rien à chercher au-delà ou en deçà, qu’il n’y a rien ici à expliquer, et que le monde lui-même, dans son ensemble, se résume à tensions et détentes, satisfactions (courtes) et malaises, dont la musique, seule parmi tous les arts et toutes les pratiques humaines, dévoilerait le spectacle tragique. Une fois tirée cette conséquence, la plus décisive selon Schopenhauer — la musique révèle l’essence du monde —, il reste, selon lui, à franchir un dernier pas, et à proclamer que le monde est « Volonté ». Qu’est-ce en effet qui s’avère susceptible de tensions et de détentes, d’appétits et de satisfactions, sinon une volonté — et cela seul ?
À cette « Volonté » d’ailleurs, une signification profondément sexuelle est aussitôt attribuée : la tension et la détente, le désir et la brève plénitude qu’apporte son accomplissement, sont pour Schopenhauer les modalités cardinales d’une pulsion sexuelle qui aspire à se perpétuer pour elle-même, et seulement pour elle-même, c’est-à-dire : indépendamment même de ses productions contingentes — les êtres, ce que nous sommes.
Musique et sexualité : ne concevons-nous pas, avec la nouvelle question de Schopenhauer, le plaisir musical (peut-être même tout plaisir) sur le modèle du plaisir sexuel ? Le chorus de jazz ou de rock ne continue-t-il pas, immuablement (puisqu’on l’enseigne ainsi dans les écoles), à adopter un cours qui est en réalité celui de la tumescence et de la détumescence (montée, climax, descente) ?
Pour dissiper toute équivoque, il ne s’agit en aucun cas, ici, de prêcher une « désexualisation » de l’acte musical : car il n’est pas exclu que tout plaisir soit effectivement de nature sexuelle. Mais précisément : combien multiple n’est-elle pas la sexualité, au-delà du schéma simple (appliqué par Schopenhauer) de la tension et de la détente ? L’alternance de la tumescence et de la détumescence est-elle vraiment la seule pulsation temporelle de la sexualité ? Qu’en est-il des modifications nombreuses qui peuvent affecter, soit dans la durée, soit dans le nombre, chacune des phases évoquées ? Ce sont là des questions de théorie sexuelle, qui pourraient profiter à la philosophie et à la psychanalyse ; mais qui pourraient profiter, peut-être plus tôt encore, à la théorie et à la pratique musicales.