Freud romancier
Il est plus difficile, disait le cinéaste bosniaque Danis Tanović, de réaliser un documentaire qu’un film de fiction : car le documentaire intègre une trame narrative, une intrigue, mais cette intrigue, que l’on suppose déjà donnée, doit être retrouvée, et fidèlement restituée, ce qui exige le comblement de nombreuses lacunes que notre connaissance contient d’abord (du fait de notre ignorance ou de celle des témoins). Le plus difficile, pour qui entreprend de narrer, n’est pas d’inventer de toutes pièces une intrigue nouvelle, mais de combler les trous d’une intrigue existante. Et cependant, si ces deux opérations sont comparables dans l’esprit de Tanović, c’est qu’elles caractérisent toutes deux la narration, la narration comme telle, qu’elle soit l’affaire du réalisateur ou du romancier, ou même, pourrait-on extrapoler, du psychanalyste.
Car Freud ne fait rien d’autre, en réalité, dans ces récits de cures qui constituent la partie la plus connue, mais aussi peut-être la plus divertissante, de son œuvre, que de « combler des trous » (Lücken), comme il le dit lui-même. Freud est, en quelque sorte — et de façon admirable —, un romancier à rebours.
Si le romancier, dans la pratique qui était celle d’un Goethe, d’un Fontane ou d’un Flaubert, fictionne une vie, un caractère, et assortit ensuite ce caractère de manifestations plus ou moins insolites destinées à produire chez le lecteur le sentiment du réel, Freud en revanche prend son point de départ dans le symptôme réel dont on se plaint en cabinet, et, au fil de la cure, reconstruit, autour de ce symptôme, le caractère et la vie du patient ou de la patiente qui en est atteint.e. Ce qui ainsi nous est donné à lire dans les Cinq psychanalyses, ce sont les récits en bonne et due forme, suscitant un authentique plaisir — pervers ? — de lecture, de la vie de certain.e.s patient.e.s, ou d’épisodes insignes — sur le plan traumatique — de leur vie.
Au point que Freud, dans l’un de ces récits, met en abyme la forme narrative qu’assume, et que doit assumer selon lui, l’écriture psychanalytique : n’est-ce pas en effet à la manière d’un roman policier que se termine « Le cas Dora », où l’on voit le psychanalyste restituer à la patiente la trame, achevée et désormais « sans trous », de sa vie de symptômes, depuis les premières violences infligées par Monsieur K. ?
Tout se passe comme si la forme-récit, aux yeux de Freud, entretenait, cela a souvent été dit, une affinité d’essence ou de nature avec l’appareil psychique. Une suggestion, toutefois, que l’on ne peut pas ne pas être tenté de corréler avec cette autre, qui tient la clé de la barrière entre contenu « latent » et contenu « manifeste » du rêve dans la Traumdeutung : si le rêve effectivement rêvé, la « chose en soi » du rêve, est à jamais inaccessible, c’est que, pour Freud, raconter le rêve est encore rêver ; n’en pourrait-on pas déduire par interversion que, dans certains cas sinon dans tous, rêver est raconter le rêve ?