Balzac et Venise
Une expérience, ou mieux une expérimentation, de lecture : choisissez deux ou trois romans de Balzac, et lisez-les à la suite ; prenez-les aussi disjoints que possible, tant par la date de leur rédaction et de leur narration, que par leur place au sein de la Comédie humaine. Il n’arrivera jamais — telle est l’hypothèse ici soumise à vérification — qu’entre ces deux ou trois romans, vous ne découvriez un fil thématique si solidement noué, qu’il ne vous laisse sentir à l’œuvre, derrière la similitude des sujets développés, une intention efficace de l’auteur.
« Sujet » : c’est ici tout autre chose qu’un élément de contexte narratif rencontré en passant : c’est un problème psychologique, historique et social, à la fois éminent et pressant, sur lequel Balzac est revenu avec insistance, et qu’il a considéré sous tous ses angles avant d’arrêter sa propre opinion. Soient par exemple Les Marana, L’enfant maudit et le Curé de village : ces récits balzaciens, à l’exception du dernier, comptent parmi les moins connus de la Comédie humaine ; c’est que l’obscurité contribuera, ici, à l’évidence de la preuve. Les deux premiers récits datent respectivement de 1832 et 1831-1836, et ils se rattachent aux « Études philosophiques » ; le troisième date, sous sa forme définitive, de 1845 (première conception du projet en 1837), et appartient aux « Scènes de la vie de campagne ». Tout se passe comme si Balzac avait voulu, à travers ces trois textes, conquérir un point de vue sur le phénomène social de l’enfant naturel, et n’avait pu le faire qu’en soumettant à variation, à travers trois récits, l’époque (la Normandie du temps de la Ligue, l’Espagne des guerres napoléoniennes, le Limousin sous la Monarchie de Juillet), le milieu (le monde militaire, le monde galant, la bourgeoisie de campagne) et les passions à l’œuvre (la férocité jalouse, la mésestime conjugale, le repentir).
Ce qui entraîne une conséquence proprement vertigineuse, dont il faut prendre la mesure. Figurons-nous un massif littéraire dont l’unité serait inaccessible à un point de vue unique (car Balzac a refusé d’imposer un thème unique à la Comédie humaine, et de confier aux lecteurs et aux lectrices la charge de découvrir lequel) ; dont l’unité serait imperceptible encore à des regards conjoints, fussent-ils démultipliés par 90 ou même par 150 (selon qu’on retienne le nombre des romans parus ou celui des romans initialement projetés) ; mais qui exigerait, pour être saisi dans sa complexité et dans sa complétude, d’être considéré simultanément à un nombre de points de vue qu’il incombe désormais à la seule mathématique de déterminer, et qui équivaudrait à la suite « 90+89+88… ». Voilà la Comédie humaine. Car d’après ce qui vient d’être établi, tout roman de Balzac, quel qu’il soit, est relié à tout autre roman de Balzac, et cela par un fil thématique absolument spécifique (d’une « couleur » absolument spécifique).
L’image de l’anamorphose, souvent utilisée depuis la Renaissance pour suggérer un point de vue privilégié à partir duquel transparaîtrait l’unité d’une diversité, s’avère ici bien impropre ; tout aussi insuffisante, quoiqu’elle soit moins convenue et que Balzac l’ait lui-même consacrée, est celle du « miroir de concentration » : dans le monde leibnizien où chaque partie est représentative du tout, la monade individuelle, à la façon d’un miroir, « concentre en elle-même » l’ensemble de l’univers (chez certaines jusqu’à Dieu). Tandis en effet que, dans le monde de Leibniz, toute partie est connectée à toute partie, en revanche dans celui de Balzac, toute partie est reliée à une ou deux autres seulement, mais selon un principe d’unité qui est lui-même particulier : et là est le fait capital.
Peut-être le seul équivalent existant d’une structure aussi complexe que celle de la Comédie humaine est-il à chercher dans le plan de Venise, où Balzac séjourna en 1837, et où il situe l’action de Massimila Doni (ainsi que le berceau de la famille Marana). N’est-il pas vrai que, pour le piéton (car les vaporetti motorisés jouent à Venise le rôle de nos modernes moteurs de recherche), tout point de Venise est relié à tout autre point, mais (du moins le plus souvent), par un chemin et un seul, demandant à être identifié à l’avance, sans quoi nous voyons notre progression interrompue par les canaux, murs, grilles et autres portes de bois, qui s’interposent, comme à plaisir, entre nous-mêmes et nos projets ? De passage à Venise, nous éprouvons fréquemment le sentiment de nous être fourvoyés dans une ruelle écartée ou sur un campo désolé, jusqu’à ce qu’une pancarte indiquant « Rialto » ou « San Marco » (invites souvent si éloignées de nos intentions du moment !) ne nous tire d’embarras. C’est ainsi qu’il existe un chemin, et un seul, pour se rendre des Gallerie dell’Accademia à la Fenice (où Balzac a assisté à une représentation de Rossini), ou de l’actuelle station ferroviaire Santa Lucia jusqu’à l’église de la Madonna dell’Orto (où se trouvent effectivement réunies des « peintures de Titien, de Tintoret, des deux Palma, de Bellini » dont Emilio Cane-Memmi, le futur amant de Massimila, se souvenait dans la chapelle de sa famille déchue). Ordonnancement si rigoureux qu’il semble bien procéder d’une décision pourtant sans projet, ou d’un choix pourtant sans délibération, de la part de tous les capitaines, ducs et marchands qui, au long des siècles, ont organisé la Venise que l’on connaît aujourd’hui, et qui sera bientôt recouverte par les eaux.