La philosophie et son histoire


Jouez-vous des « reprises », ou des « compos » ?

Dans l’université française, on fait beaucoup d’histoire de la philosophie, on en fait d’excellente, mais on la fait avec mauvaise conscience. Car la philosophie de premier degré, entendre : celle qui porte directement sur des objets, et non sur des auteurs (comme si la pratique « française » de la philosophie depuis deux siècles, en ce qu’elle a de meilleur, ne s’était pas tout entière construite comme une combinaison de ces deux approches), est tenue dans les institutions pour un genre beaucoup plus noble. Les étudiant.e.s sont nourri.e.s, jusqu’à satiété, d’histoire de la philosophie (quel n’est pas le dépit de celle ou de celui, « auditeur.trice libre », qui, s’étant inscrit.e à un cours sur la « nature », n’y entend parler que d’Aristote, Descartes ou Kant, et de leurs thèses, certes très considérables, sur la nature), mais, comme par un coup de théâtre, ils et elles se voient prié.e.s, le jour solennel des grands concours et examens, d’échafauder séance tenante des réflexions « autonomes » et « personnelles » — différant donc toto cœlo des prétendus « défilés de doctrines » auxquels on les a accoutumés —, à propos de thèmes qui, le plus souvent, n’ont pas grand-chose à leur dire — puisque la règle veut qu’ils n’aient pas effectué de recherches préalables à leur sujet — ; qui plus est, ces injonctions émanent de ceux-là mêmes, leurs enseignant.e.s, qui consacrent le gros de leurs travaux aux philosophies du passé, ont été en leur temps formé.e.s à cette discipline, et y ont fréquemment acquis une maîtrise très remarquable.

Car l’histoire de la philosophie est une très belle étude, très « noble » en vérité, dans laquelle on peut atteindre à une authentique virtuosité (comme on fait en histoire de la musique, en histoire économique, en histoire politique ou en histoire sociale), et elle gagnerait — ne serait-ce que pour se mettre au clair avec ses propres principes épistémologiques — à être pratiquée sans timidité indue, ce dont la condition première et indispensable serait l’établissement d’une claire distinction entre ce qui relève de la philosophie et ce qui relève de son histoire.

Or, pour contribuer à l’élucidation de cette différence, il est indispensable d’abord de souligner que la philosophie est, pour des raisons elles-mêmes profondes, certes non pas la seule, mais une des seules pratiques de connaissance et de création à se poser une telle question, à savoir, celle de la distinction entre son exercice direct et la récapitulation de son histoire. Un.e enseignant.e de philosophie aime à lire et à enseigner Aristote, de même qu’il peut se plaire à visiter une exposition sur Rembrandt ou sur le Tintoret. Mais le ou la peintre d’aujourd’hui, qui visite la même exposition, n’a pas nécessairement l’intention de peindre « à la manière du Tintoret », même si évidemment son propos sera d’autant plus neuf qu’il l’aura confronté à celui du Tintoret.

Il pourrait toutefois s’avérer plus utile encore de proposer une autre analogie, qui paraîtra déconcertante (puisqu’elle raccorde deux domaines de la culture ayant rarement affaire entre eux), mais qui est digne de convaincre celles et ceux pour qui les justes partages conceptuels enjambent souvent les différences de prestige social entre les sphères de la culture humaine.

Nous dirons donc que de l’histoire de la philosophie à la philosophie, il y a quasi exactement la même différence qu’entre la « reprise » (« cover » en anglais) de chansons ou de « standards » par des groupes de pop, de rock ou de jazz, et la pratique de la composition (« compo ») par ces mêmes groupes. Toutes celles et ceux qui ont appartenu à ce type de formations peuvent faire appel à leur expérience et à leurs souvenirs. À la relative dépréciation dont souffre l’histoire de la philosophie, en France, par rapport à la « noble » pratique de la philosophie de premier degré, répond le dédain relatif avec lequel on considère, dans le domaine des musiques pop et rock, les groupes qui s’adonnent aux « reprises », par comparaison avec ceux qui exécutent leurs propres compositions.

Une « compo » n’est jamais le fait d’une sensibilité (ou de plusieurs sensibilités) vierge(s) de toute empreinte, de toute « influence », de toute affinité personnelle (ou partagée) avec d’autres groupes plus anciens ou contemporains, voire avec des productions musicales ou extra-musicales apparemment hétérogènes : dans ses « compos », le ou la musicien.ne est toujours « influencé.e par Hendrix », « par Brel », voire par Stockhausen, par le Bauhaus ou par Francis Bacon. Or de la même façon, les productions d’un.e philosophe sont toujours (à quelques très rares exceptions près) « influencées » par des prédécesseurs (Leibniz avec Descartes), « marquées » par un contexte politique environnant (Spinoza avec l’assassinat des frères De Witt), « nourries » par la science contemporaine (Berkeley avec l’optique), « inspirées » par l’art du moment (Nietzsche avec le wagnérisme), ou conditionnées par les échanges avec d’autres pensées contemporaines (Schelling avec Fichte).

Les phénomènes d’ « influence » ne se cantonnent pas, du reste, aux productions originales, mais affectent aussi les travaux exégétiques des historiens de la philosophie d’une part, les « reprises » des musicien.ne.s d’autre part. Lire un auteur est impossible sans un point de vue (car sans point de vue, on ne voit rien), et l’interprétation « zéro », le « degré zéro de l’interprétation », ne saurait être atteint. Ou, si par impossible on pouvait l’atteindre, on n’y trouverait rien d’autre que le texte même de l’auteur.e, encore en attente de son interprétation. Car toute reformulation du contenu de ce texte — si précisément elle se refuse à être autre chose que pure répétition — ne pourra que l’apauvrir et le gauchir ; comme le disait Wittgenstein à un autre sujet, « La description parfaite du monde devient le monde ». Or, le point de vue de lecture se conquiert sur la culture de l’interprète (c’est-à-dire sur un arrière-plan insondable de lectures, d’expériences et d’affects), ainsi, plus largement encore, que sur un contexte (et parfois sur des intentions) de nature politique, sociétale, institutionnelle, esthétique, scientifique, etc. C’est pourquoi il y a, et il y aura toujours, des « interprétations heideggeriennes » de Kant, des « interprétations nietzschéennes » de Platon, des « interprétations aristotéliciennes » de Descartes, mais jamais (bien que l’idéal de justesse et d’immanence doive continuer d’être servi) d’interprétation purement « hégélienne » de Hegel, ou « fichtéenne » de Fichte — ce serait Hegel même, ou Fichte même. C’est d’une façon tout à fait similaire que les « reprises » opérées par les musiciens rock ou pop n’ont d’intérêt qu’à se garder de reproduire, sans distorsion, le contenu de l’enregistrement — une tentation qui, pour sa part, en dit moins long sur l’histoire de la sensibilité musicale que sur les phases du développement de soi par identification (« se prendre pour »). De même qu’un commentaire de Leibniz ou de Kant n’est pas tellement une redite (constitutivement inadéquate) du texte initial, qu’un discours tenu, perpendiculairement pour ainsi dire, sur le texte lui-même ; ainsi, la reprise d’un morceau de Pink Floyd est moins une imitation (mimèsis) du disque, qu’un propos exprimé, lui-même de façon musicale, au sujet du morceau. On a raison de soutenir qu’une bonne reprise nous « dit quelque chose du morceau lui-même », en plus de ranimer son pouvoir affectif. Le phénomène est plus remarquable encore en jazz, où les thèmes musicaux sont moins considérés comme la propriété de leurs auteur.e.s (quand ceux-ci sont identifiables), que comme des prétextes, des trames, des patrons ou des matrices, bref des « standards », sur lesquels les successeur.e.s ont tout loisir d’improviser. (Y a-t-il eu, y aura-t-il jamais, des « improvisations » en philosophie, comme il y en eut en littérature, avec Kerouac et Sur la route, ou en critique littéraire, avec les trois Improvisations sur Balzac de Michel Butor ? Il ne faut pas considérer que la publication d’un « premier jet », fût-elle contractuellement fixée avec l’éditeur.e, puisse suffire à satisfaire à cette exigence formelle). Il existe en effet, pour chaque standard de jazz, trois ou quatre versions de référence (Alone together est ainsi connu grâce aux interprétations de Miles Davis avec Charlie Mingus, de Chet Baker, et de Jim Hall et Ron Carter), ces versions demeurant d’ailleurs ce qu’elles sont étymologiquement, à savoir des « points de vue ». Et pour cette raison un solo de jazz, avant de développer la grille d’accords (ou l’environnement modal) au moyen de gammes et d’arpèges, commence le plus souvent par commenter la mélodie (le « thème »), quoique d’une façon elle-même déjà improvisée.

Voilà d’ailleurs pourquoi il convient, en la matière, de se montrer circonspect envers la catégorie, pourtant séduisante, d’ « interprétation » : ne dit-on pas qu’on « interprète » un texte de philosophie, comme on « interprète » une sonate de Beethoven ? Si la notion de « reprise » demeure préférable en la circonstance, c’est qu’ « interprétation » suppose une partition, donc, en plus du matériau mélodique ou harmonique, un ensemble d’indications relatives à sa correcte exécution — raison pour laquelle l’ « interprétation » prend pour objet, à l’ordinaire, des œuvres de la musique « savante occidentale » ou « classique ». Un discours sur le discours, un méta-discours, redouble le propos tenu, ce qui n’est le cas, en règle générale, ni des morceaux de rock, de pop ou de jazz, dont ne subsistent au contraire que des enregistrements ou, tout au plus, des transcriptions a posteriori, ni des traités de philosophie, sauf précisément à chercher, et c’est là un champ d’investigation entièrement à défricher — car certains textes philosophiques y acquerraient le statut, inédit pour eux, de « partition » —, des marques d’un tel méta-discours, préalable à l’interprétation, dans le traité lui-même, dans les correspondances des philosophes, dans leurs journaux, etc.

De l’inaccessibilité principielle du « degré zéro de l’interprétation » peut même être tiré un profit esthétique, en pop, en rock ou en jazz. Toutes sortes d’effets peuvent en résulter, du satirique au poignant, du burlesque à l’exaltant. La plupart du temps, c’est pour actualiser des virtualités rythmiques ou harmoniques des originaux que l’on conçoit des reprises de cet ordre : il en ira ainsi de toute version funky de Whole lotta love de Led Zeppelin (qui ne manquera pas de souligner le rythme syncopé du riff de guitare), il en va singulièrement ainsi de la reprise de California Dreamin’ par Bobby Womack, laquelle révèle, moyennant un léger abaissement du tempo et l’addition de quelques accords de septième, les affinités entre la grille d’accords choisie par The Mamas and The Papas et la fonction assignée par la soul music de tendance « Stax » aux sections de cuivres. Sur l’inattingibilité principielle de l’ « interprétation zéro », les historien.ne.s de la philosophie pourraient eux-mêmes faire fonds, en mettant au point, ce qu’ils ne font guère, toute une série de jeux formels (codifiant les pratiques de l’anachronisme, du dialogue fictif, de l’effacement ou de la démultiplication des auteur.e.s), susceptibles d’occuper tous les degrés du sérieux et de l’amusant, et par lesquels leur discipline viendrait rejoindre les expérimentations formelles-ludiques menées par le XXe siècle en littérature, en musique ou en peinture. Exercices qui, de surcroît, appartiendraient pleinement à la pédagogie de l’histoire de la philosophie, laquelle, en France, est encore dans les limbes.