De quoi parle-t-on, quand on parle d’ « affects » ?
Si Spinoza a choisi d’introduire ce terme dans le vocabulaire de la philosophie, c’était dans l’intention bien précise de signifier que pour lui, notre vie émotive ne se compose pas seulement de « passions » (donc ne consiste pas seulement, comme le voulait Descartes, dans des effets du corps sur l’âme), mais contient aussi des « actions » (menées conjointement par l’âme et le corps). Il y a ainsi des « affects actifs », et Spinoza mentionne à titre d’exemple la force d’âme, la générosité, la faveur et l’acquiescement à soi. Les principaux affects, selon ce philosophe, sont le désir et la joie (seuls capables d’être actifs), la tristesse, l’amour et la haine. Déplaçables d’un objet à un autre selon la contiguïté et la ressemblance, entrant dans des conflits réciproques et marqués par leur propre temporalité, ils peuvent aussi se fixer sur d’autres affects (ceux d’autrui), et se communiquer d’individu à individu par voie d’imitation.
Descartes, Spinoza, certains néo-stoïciens, le peintre Le Brun (Méthode pour apprendre à dessiner les passions, posth., 1698), ont donc fait les belles heures, avec leurs « Traités des passions », de ce qu’on pourrait appeler l’ « affectologie », en un temps où la disposition d’une âme humaine ressemblait à l’ordonnancement des pièces d’une horloge. Mais une « affectologie », c’est aussi ce que nous livrent les très contemporains designers d’applications sur smartphone, en allongeant et en perfectionnant, au fur et à mesure des différentes « versions » et « mises à jour » desdites applications, les listes d’ « émojis » au moyen desquels nous faisons connaître les variations de notre humeur.
Peut-on atteindre, se demandait déjà le XVIIe siècle, à l’exhaustivité dans une telle énumération ? L’esprit humain consiste-t-il vraiment en une combinaison et re-combinaison d’affects qui seraient les mêmes pour tou.te.s et sous toutes les latitudes ? En outre, là où le meilleur XVIIe siècle (Descartes, Spinoza en particulier) considérait que l’affectologie devait se faire génétique ou générative (en engendrant, à partir d’un petit nombre d’affects originaires, l’immense mais concrète variété des affects dérivés), les affectologies contemporaines (celles de Samsung, d’Apple, etc.) paraissent se contenter, en raison du rôle qui leur est assigné — communiquer d’individu à individu(s) des états momentanés de l’âme — de demeurer statiques. Sauf si l’on considère que la pratique du GIF, en pleine propagation (grâces soient rendues au théorème de Moore), prend la relève dynamique de celle de l’emoji — mais le fait est douteux.
Et pour finir : quel pouvoir absolu, en voie de constitution depuis au moins trois siècles dans certains États de l’Europe occidentale à l’époque où Descartes et Spinoza écrivaient (l’époque de notre « Roi-Perruque », comme disait Romain Rolland), avait-il le besoin de tracer aux sujets la limite de l’éprouvable et de l’inéprouvable ? Et quel pouvoir absolu, aujourd’hui, etc. ?