Il n’y a pas d’affects, il n’y a que des situations

L’envie (ou jalousie) ne réside pas dans les personnes, mais dans les situations. C’est là une des grandes découvertes théoriques et morales de Spinoza. Mettez en présence Pauline et Pierre, la première venant d’obtenir une charge, un honneur, une « promotion », semblable à ceux que Pierre convoitait, vous ne pourrez pas faire que Pierre n’en conçoive pas d’envie (c’est-à-dire, pour reprendre la définition spinoziste : que sa tristesse ne croisse pas en proportion directe de la joie de Pauline). Le cas est encore plus sensible quand il s’agit de biens qu’un.e seul.e peut posséder : un.e amant.e certes — quoique pour Spinoza l’amour envers une même personne réconcilie aussi ­—, et en tout cas une tâche de direction, l’honneur d’une découverte, la première place à une compétition ou la propriété d’un tableau de maître. Spinoza n’est pas un analyste de l’âme, et, s’il nous aide à démêler nos affects, il ne le fait pas par la méthode introspective ; il ne scrute pas ce qui se passe « dans » l’âme ni ne se penche sur ses « profondeurs », il compose des scénarios, on pourrait dire des « micro-scénarios » (des scènes embryonnaires), à partir desquels se déploie la trame concrète des existences humaines. Les affects ne sont pas affaire de « psychologie » ou de « personnalité », ils ne sont pas davantage affaire de « volonté » (effort pour se corriger et pour s’améliorer), ils relèvent uniquement de ces scénarios d’existence où chacun.e reçoit, à son tour, un rôle temporaire. L’exigence éthique, celle où il y va, pour Spinoza, de notre bonheur et de notre liberté, consiste dès lors, pour chacun.e, à éloigner les autres humains des scénarios où augmenterait leur tristesse (sous la forme de l’envie, de la jalousie ou de la rancœur), et à se placer soi-même, etc.

Spinoza, gravure (entre 1755 et 1775) par Étienne Fessard et Pierre-Edme Babel, Rijksmuseum, image Wikicommons, domaine public

Si une telle perspective convient assez à des affects comme l’envie, qu’en est-il cependant de la cruauté ? Le ou la cruel.le (Spinoza, déplaçant le problème, parle plus volontiers d’ « inhumanité ») est-il seulement celui ou celle qui a le mécompte d’être impliqué.e, à son corps défendant, dans un « scénario » où cet affect ne pouvait pas ne pas le submerger ? Et comment, dans ces conditions, tracer une frontière claire entre le pardonnable et l’impardonnable ?