« One chance / chants out between two worlds »

Les fans de Twin Peaks disputent eux-mêmes de la façon d’orthographier ce vers déclamé à plusieurs reprises par MIKE / Philip Gerard / « The one-armed man ». Si quelqu’un « récite une formule magique entre deux mondes », alors cette personne, selon toute vraisemblance, est BOB, l’esprit maléfique de la série (dualisme invétéré de Lynch), toujours en quête de nouveaux hôtes, BOB qui, par la formule « Fire walk with me » (« Que le feu soit avec moi »), invoque, avant de perpétrer un crime, les puissances mauvaises du monde onirique (monde dans lequel de lointaines mélodies de saxophone be-bop semblent s’échapper d’un bois de sycomores et d’une étrange salle vide aux rideaux rouges).

Glastonbury Grove, image libre de droits, disponible sur le Fandom Twin Peaks www.twinpeaks.fandom.com/wiki/

De la même façon, Schopenhauer, au moment où il veut pousser son investigation au-dessous du monde de la représentation, celui qu’encadrent l’espace, le temps et la causalité, pour regagner celui de la « chose en soi », où ils n’ont plus cours (car en effet  se trouve la Red Room ? « Is it future, or is it past? » Et quant à la causalité…), se met en peine d’une porte extra-phénoménale, et du « Sésame ! » capable de l’ouvrir. Ce « Sésame ! », il pense le trouver dans le mot « volonté » (et dans le mot lui-même : Le monde comme volonté et comme représentation, § 18, p. 141, trad. Burdeau). Quand puis-je, demande-t-il, être certain que j’aurai voulu un objet, et que je ne l’aurai pas simplement désiré ou souhaité ? C’est seulement lorsque j’aurai mis mon corps en branle, que je l’aurai mû, pour atteindre l’objet. Vouloir est ainsi la seule opération où prennent part, immédiatement et sans séparation, du représenté (le corps), et un irreprésentable pourtant intuitionné (l’acte de vouloir).

Lorsque Bergson, dans Matière et mémoire, s’attache à définir la matière comme perception, il doit cependant distinguer entre la perception « consciente » (ma chambre, la rue, la ville où elle se trouve) et la perception « inconsciente » (tout le reste du monde, celui qui enveloppe le champ actuel de ma perception consciente). Il trouve le principe de cette distinction dans les pouvoirs effectifs de mon organisme, qui laisse luire ces quelques arêtes du réel sur lesquelles je puis agir, et éteint, étouffe, prive de saveur, d’odeur et de contact, l’immense région sur laquelle je suis sans prise. Mais une action, si élémentaire soit-elle, prend du temps : et si le monde perceptif, selon Bergson, se redessine à chaque moment de notre existence, ce moment lui-même n’est pas tout à fait dépourvu d’épaisseur, il n’est pas un « instant », il est déjà vivant, c’est un délai pour notre intervention. On a cette fois l’ « occasion » (« one chance out ») d’un passage entre deux mondes, celui de la perception chosique, universelle et endormie, et celui, beaucoup plus restreint mais aussi plus riche et « picturesque », de la perception consciente. La voie de passage entre deux mondes (du jour vers la nuit chez Lynch et Schopenhauer, de la nuit vers le jour chez Bergson, trois penseurs chez qui pourtant la « nuit » est davantage réelle) cesse alors d’être spatiale, elle n’est plus porte ou percée, elle devient temporelle.

Et voilà pourquoi, chez Lynch, c’est également à une occasion bien précise, sous certaines conditions astronomiques bien déterminées, que, tous les vingt-cinq ans, la porte s’ouvre à nouveau, celle qui sépare le monde phénoménal-diurne des humains de la « Black Lodge », monde onirique-nocturne. « One chance-chants out between two worlds ».