pour Giulia
Avant-propos
« Bonus et scènes coupées au montage » : titre présomptueux ! De quel droit supposer que ces « bonus » soient aussi bons qu’ils l’assurent ? Et du « montage » de quel film, entièrement inconnu des publics, ces scènes ont-elles été « coupées » ?
Titre condescendant, aussi : des « scènes coupées au montage », si elles ont été coupées, n’est-ce pas qu’il y avait une bonne raison à cela ? Elles étaient soit trop longues, soit dépourvues d’intérêt dramatique ou psychologique, soit elles faisaient doublon avec d’autres. Quelle effronterie que de vouloir les infliger aux publics, sauf à se présumer investi d’un talent rendant précieux tout ce qui provient de soi !
Pourtant, « Bonus et scènes coupées au montage », ce n’est rien d’autre que la transposition littérale du titre de Schopenhauer, jamais traduit ni en français ni en allemand (ni dans aucune langue à notre connaissance), Parerga et Paralipomena. Il aura fallu attendre l’âge des séries en coffret, du DVD et du Blue-Ray, pour lui trouver une traduction exacte. « Parerga », ce sont les ajouts, les compléments, les suppléments — mais modestes, mineurs (minora), et surtout auxiliaires (car ils aident à comprendre) —, des propos antécédents. Et « Paralipomena », ce sont les chutes, les miettes, les in-édits, les reliquats — on dirait en latin les « relicta ». Minora et relicta.
Et de fait, telle fut une des raisons du succès de l’ouvrage de Schopenhauer — on n’a pas manqué de le souligner avec une pointe d’envie —, le philosophe y aborde, outre les grands systèmes de pensée qu’il admire ou qu’il combat, une longue série de sujets souvent délaissés, voire méprisés, par la philosophie antérieure, tels que la mythologie, le style des écrivains, les couleurs, ou le bruit (non sans laisser libre cours à son hypocondrie, à sa repoussante misogynie, et à son inflexible conservatisme social).
N’est-il pas vrai, d’autre part, qu’au fur et à mesure de toute carrière universitaire, s’accumulent notes et réflexions, idées venues à la lecture, souvenirs d’entretiens amicaux, observations, n’ayant jamais trouvé leur place dans les travaux que le chercheur.e est tenu.e par sa profession de publier à échéances régulières, mais qui, à ses yeux, sont d’un grand prix, parfois d’un plus grand prix que ces travaux — puisqu’il ou elle a éprouvé le besoin de les garder avec soi, et de les transporter à travers ses desseins successifs ? Voilà ces « scènes coupées au montage », ces « relicta », devenues en vérité le principal produit de son activité, nous voulons dire ce qui lui tient le plus à cœur, ce qu’il est le plus avide, en définitive, de présenter au jugement d’autrui : la présomption et la condescendance se muant ainsi en une amicale modestie, tout juste un peu inquiète.
Les pages qui suivent abordent donc des thèmes (encore) relativement inaccoutumés pour la philosophie, dont la concomitance même aura peut-être (encore) de quoi étonner : il y est question des emojis, de la pulsion à photographier, de Heinrich Mann, d’Elsa Morante, de Moravia, de Juli Zeh et de Claudio Magris, de Shakespeare et de Dostoïevski, d’Aragon (beaucoup d’Aragon), de Freud, de Twin Peaks et de Mullholland Drive, de Fargo, de Black Mirror, du pendule de Foucault, de la différence entre « reprises » et « compos » en philosophie, de la mélancolie, de Berkeley, de Kierkegaard, de Spinoza (beaucoup de Spinoza), et même de Schopenhauer. Mais aussi, d’une façon plus sérieuse encore, et même grave, du Patriot act américain, du projet de loi français sur les fake news, du phénomène Deliveroo, de Trump, ou du retour des intellectuels de droite.
On se souvient mal que le roman, au XVIIIe siècle, semblait un genre « frivole », « mondain » et « féminin », menaçant l’ordre social, les mœurs et même la religion. Que l’on relise, par exemple, cet « Entretien sur les romans » dont le romancier Rousseau éprouvait le besoin d’allonger la déjà très longue Nouvelle Héloïse. Si le roman ne s’est jamais trouvé au cœur des enjeux commerciaux formidables qui se concentrent (et plus encore depuis la pandémie de coronavirus) sur les plates-formes de diffusion en streaming, Amazon Prime ou Netflix, n’est-il pas permis de penser, toutefois, que son destin annonce, par des débuts semblables, celui qui attend nos actuelles « séries » ?
Des minora, donc. Des relicta. Des « Parerga et Paralipomena ». Mais courts (car le temps presse), et optimistes. Ou plutôt, pour se garder d’un terme par trop équivoque, et même indécent, en ces nouvelles « années vingt » bien moins légères, mais tout aussi « folles » — quoique en un autre sens —, que les précédentes, des Parerga et Paralipomena qui prennent en vue le phénomène du pessimisme. Ils en recherchent l’ossature, et tentent de démêler, usant des moyens fournis par la philosophie, ce qui relève de lui (et ce qui relève d’autres matériaux, diversement appréciables) au sein de la psychologie, de la littérature, des arts et de la politique. C’est qu’ils ambitionnent, en dernier lieu, de poser un jalon en vue d’une recherche ultérieure, qui ne pourra être que collective et coopérative, sur l’optimisme restant à portée de main pour aujourd’hui et pour demain matin (même s’il faudra alors lui trouver un autre nom) ; sur la dernière façon d’être optimiste, sur notre dernier optimisme peut-être.
Image : montage Arnaud François, à partir de Twin Peaks, saison 3, © TWIN PEAKS PRODUCTIONS, INC, © Showtime Networks, Inc.